Ce titre, « Psychanalyse dans la cité » a surgi au croisement de deux priorités : d’un côté, ce qui est à notre portée : la formation du psychanalyste, qui fait l’objet même de l’École, son action première : assurer les conditions de la formation avec les deux piliers que sont la passe et la garantie, de l’autre : la cité qui nous rattrape, avec tout récemment l’épisode de la résolution Fasquelles qui visait rien moins que de condamner et interdire la psychanalyse dans le traitement de l’autisme. Cet épisode n’est qu’une nouvelle incidence de l’offensive administrative et politique à l’endroit d’un champ institutionnel plus large (éducation, santé, universités) où les luttes pour que subsiste une référence à la psychanalyse sont en passe de s’installer dans la durée.
Le titre Psychanalyse dans la cité interprète ce croisement. D’abord parce qu’il conjugue le plus actuel de la psychanalyse et un terme désuet, celui de cité dés lors que la société n’a plus forme de cité (plus de centre, une configuration en réseau, d’ailleurs l’affiche rend compte d’une cité en pièces détachées aux frontières précaires).
Ensuite parce qu’il indique que Psychanalyse dans la cité est bien une question d’École : l’École se fait responsable de la formation des psychanalystes en tant qu’elle porte sur l’analyse, la pratique, la clinique, l’étude, l’enseignement. En tant qu’elle concerne aussi la psychanalyse dans la cité, la formation inclut ce chapitre de « politique lacanienne ». La politique lacanienne, telle que Jacques-Alain Miller l’avait définie dans son séminaire du même nom (1997-1998) concernait en premier lieu la cité analytique : il s’agissait d’extraire des évènements majeurs de l’histoire de l’institution analytique, des principes pour en dégager une politique de la psychanalyse, une orientation pour l’École. Mais cette dimension n’excluait pas la notion de politique au sens plus général. Dans la mesure où l’histoire de la psychanalyse est synchrone avec le monde ambiant, qu’elle se déploie dans la cité, qu’elle n’existe que dans la cité. Avec la passe, Lacan n’a-t-il pas donné à la psychanalyse le champ d’un exercice étendu à la cité, car elle nécessite un lien social inédit, une communauté mais aussi parce qu’elle touche à l’institution de l’Autre, qu’elle a une incidence dans le champ de l’autorité.
Définir l’incidence politique dont il s’agit en psychanalyse est une question aussi urgente que redoutable. Pour au moins deux raisons :
- en raison de l’antinomie des discours : antinomie entre la psychanalyse et les dispositifs de la maîtrise que l’on pourrait condenser dans ce propos de Lacan : du côté du maître « on laisse entrevoir qu’il pourrait y avoir un savoir vivre »[1] . Cette prétention du côté du maître contemporain prend l’allure de S1, injonctions coupées de la tradition, des idéaux des temps anciens.
Mais aussi parce que la psychanalyse n’est pas totalement dénouée de son lien avec le discours du maître : qu’elle soit un discours suffit à la classer « dans la parenté du Discours du Maître »[2] en tant qu’il constitue la matrice du lien social. Il n’y a donc pas de répartition exacte entre Discours Analytique et Discours du Maître mais un rapport toujours symptomatique entre les deux : la psychanalyse est dans la cité toujours à contre courant, toujours de façon malaisée.
- L’interprétation qui constitue l’essence du discours analytique (et l’acte) n’est pas l’agir ; et jusqu’à un certain point elle s’oppose à l’agir politique et social. On le mesure dans la vie de l’École, il s’agit plutôt d’une dialectique, un battement temporel : le mouvement continu de la psychanalyse tout à coup se condense dans des moments fulgurants qui nous précipitent dans l’action. Ils correspondent à des phases de réveil. Ils ne sont pas constants, tandis que les dispositifs de veille qui conditionnent l’action devraient être quant à eux permanents.
Il s’agit donc de savoir tirer parti de ce qu’on a vu et entendu, peu après une récente et nouvelle bataille. C’est dans cette visée que s’est bâti le programme de cette journée.
Bien que l’on se trouve encore au milieu de cette bataille, où comme souvent rien ne se discerne clairement sinon la vérité du combat.
Deux enseignements :
- la dialectique du soupçon et de la preuve
Les politiques sanitaires actuelles démontrent clairement que les praticiens sont pris dans l’ère du soupçon. La méfiance méthodique qui pèse sous les registres de « bonnes pratiques » et de la nécessité de l’évaluation les rend suspects. Le soupçon appelle la justification sur des preuves et est d’autant plus insistant qu’on se dérobe à les fournir, d’où l’intrication étroite entre preuve et soupçon. Mais ce soupçon se présente très souvent comme élément d’un transfert négatif, un transfert de haine : c’est conforme à ce qu’enseigne l’expérience analytique, la levée du refoulement, la déconstruction des semblants se paie toujours d’un retour d’agressivité (leçon de la psychanalyse).
Dans le dialogue que nous avons relancé ces derniers temps avec les politiques, il est apparu clairement que pour eux : il n’y a pas d’autre forme de rationalité que la forme scientifique. Et cela répond à une sensibilité contemporaine profondément ancrée, notamment chez les politiques qui font tomber sur l’ordre social les exigences de la raison scientifique. Cela relève certes le plus souvent d’un idéalisme en politique, d’un scientisme à courte vue mais c’est aussi de prés ou de loin un héritage important, celui des Lumières et du rêve de l’homme universel. N’est ce pas ce que Lacan a si bien nommé « la généralisation des effets du savoir » pour désigner la modification fondamentale inaugurée par la science moderne et le savoir acéphale qui nous domine, et infiltre toutes les catégories de liens sociaux. Aussi s’en prendre à cette puissance- là, vouloir la congédier n’aurait pas grand sens.
Plutôt nous demander à de nouveaux frais comment faire un usage de la science pour la psychanalyse ? En marquant plus fortement que la psychanalyse n’est pas dénouée de sa référence, mais également en prenant appui sur d’autres perspectives de la scientificité qui interrogent la science elle-même et mettent en question l’idéal de la justification. Je pense à des perspectives dans le sillage de celles de Imre Lakatos ou Feyerabend avec son Contre la méthode, qui ont renouvelé le débat sur la preuve en mettant en question les épistémologies rationalistes et justificationnistes qui n’acceptent que les propositions démontrées et prouvées, en opposant la singularité des faits à l’universalité de la théorie. Feyerabend notamment dans son Contre la méthode, montre que la science est un champ profondément anarchique dans lequel la prolifération des théories est toujours bénéfique à la science ( la médecine chinoise autant que le vaudou concourent au progrès du savoir, bien davantage que tout un carcan méthodologique).
Il importe de trouver et d’élargir nos relais aussi dans ce champ là. Je pense également à Olivier Rey qui dans son dernier ouvrage Quand le monde se fait nombre met en question en mathématicien l’empire de la statistique ( de la norme statistique qui sera sans doute débattu lors de Pipol) et interroge notamment son entrée dans le champ scientifique. Il montre que cet empire tend à régenter les institutions et dominer la politique, un règne sous lequel les chômeurs disparaissent derrière la courbe du chômage.
En somme faire entendre que la psychanalyse n’est pas moins scientifique que la science elle-même qui ne l’est qu’à connaître ses propres limites. À tout le moins user et ruser à partir des semblants de l’expertise et de la respectabilité épistémique et clinique.
2) la force du transfert et l’agalma de l’École
Il apparaît que la seule idéologie consistante qui demeure, c’est celle de l’évaluation. Et dans ce contexte, la psychanalyse est un verrou essentiel. Dans les institutions, les évaluateurs se heurtent en effet à la psychanalyse comme seul verrou parce qu’elle n’entend pas dominer, et qu’elle se transmet par la seule voie du transfert de travail. Elle accroche le désir par cette seule voie.
Dans l’Envers de la psychanalyse, Lacan parle à deux reprises de « subversion » du discours du maître, n’invoquant ni le terme de révolution, ni celui de progrés, les solutions heureuses ayant toujours des penchants totalitaires. Quelles sont aujourd’hui les voies de la subversion ? Les derniers événements nous poussent à dessiner une direction en ce sens, visée à laquelle cette journée devrait contribuer.
Nous n’avons pas de programme, de parti, de puissants lobbys internationaux mais nous pouvons miser sur l’agalma de la psychanalyse. Nous pouvons miser sur le transfert, que suscitent nos activités, nos publications, nos journées, nos CPCT, car de part en part, elles se fondent sur la cause du désir. Patricia Bosquin-Caroz rappelait dans un article publié dans Quarto que dans l’adresse aux parlementaires, il lui avait été recommandé de leur montrer « que nous sommes des écorchés, de traverser la froideur administrative et de leur présenter notre objet a sanguinolent ! ». C’est un registre qui touche en effet nos interlocuteurs dans la cité, il n’est pas à négliger.
Cette indication m’a évoqué ce propos de Walter Benjamin (Écrits français) qui m’avait toujours frappée : « ce qui nourrira cette force (de libération), ce qui entretiendra cette promptitude, c’est l’image des ancêtres enchaînés, non d’une postérité affranchie ».[3]
Ce texte a constitué l’introduction faite par Christiane Alberti, présidente de l’ECF, à la Journée Question d’École du 21 janvier 2016 à la Maison de la Chimie, à Paris.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris Seuil Champ freudien, 1991, p. 118.
[2] Ibid.
[3] Benjamin Walter., Sur le concept d’histoire,Thèse XII, Écrits français, Gallimard, 1991.