Il y a une pente actuelle à étiqueter d’un mot chaque fait et geste d’une personne. Même ses goûts et ses choix sont catalogués. Ainsi lorsque je dis à un ami que je mange de moins en moins de viande, il me rétorque : « C’est que tu es flexitarienne ». Lorsque je lui dis que j’accorde de plus en plus d’importance à la manière dont s’expriment les hommes, il ne peut s’empêcher de me catégoriser comme sapiosexuelle. Ces nouvelles « nominations » ont pour effet de mettre fin à la discussion. Pas de réponse possible devant une telle pratique de catégorisation, puisque selon ce que je dis, il sait ce que je suis !
Pris par les impératifs du discours contemporain, le sujet moderne n’échappe pas à ce pousse à nommer, à cette tendance à s’auto-désigner, à celle de coder tous les comportements. Le dico « Je suis ce que je dis » épinglé par J.-A. Miller lors de Question d’École le 22 janvier 2022, marque un tournant historique. Déjà, dans son cours « Pièces détachées », il évoquait « que l’idéal de la langue parfaite, aujourd’hui à l’âge scientifique, c’est la langue univoque, c’est le code » [1]. Cette langue sans équivoque et métaphore a fait le lit du politiquement correct, de la cancel culture et du wokisme, où le particulier s’universalise et la parole prise uniquement dans sa dimension communicationnelle vise l’homogénéisation des individus. Dire, c’est exister. Ce dire se voudrait du côté d’une vérité toute. Ces discours font consister la dimension imaginaire qui se noue de plus en plus au réel. Il est important de ne pas rester fixé à tous ces nouveaux mots, car ils ne sont pas référencés à un signifié. Ce sont des nominations qui épinglent directement la jouissance Une, dont la revendication mène certains jusqu’à s’agréger en communauté. Nous voilà alors bien loin de la conception analytique de la parole, de sa dimension singulière et créatrice, que nous encourageons et défendons. En 1975, lors d’une conférence qu’il donnait à l’université de Columbia, Lacan indiquait : « la façon dont nous réagissons est liée non pas à un instinct, mais à un certain savoir véhiculé, […] par ce que j’appelle des signifiants. Des signifiants, […] c’est ce qui prête à équivoque. L’interprétation doit toujours – chez l’analyste – tenir compte de ceci que, dans ce qui est dit, il y a le sonore, et que ce sonore doit consonner avec ce qu’il en est de l’inconscient. » [2]
Il ajoute à Yale : « L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise ; elle est faite pour produire des vagues » [3]. L’acte analytique joue sur l’équivoque. Ainsi, une patiente d’une trentaine d’années, boulimique depuis l’adolescence invitée en séance à déplier son histoire pour repérer (et lui faire repérer) les circonstances dans lesquelles son symptôme est apparu et se répète, se demande en quoi parler de cela l’aiderait à moins manger. Mon interprétation « Vous vous faites bouffer », au moment où elle parle de ses relations familiales, aura eu pour effet un gain de savoir qui lui permet de limiter sa pulsion orale. Maintenant, elle sait que lorsque ce qu’elle a à dire « ne sort pas », elle mange, et elle ajoute que ce savoir la « limite ». Anaëlle Lebovits-Quenehen, lors de la présentation de cette vignette clinique à une soirée ACF inter régionale préparatoire aux J52, souligne la logique de cette interprétation, qui permet une substitution, de « bouffer pour ne pas se faire bouffer » à « parler pour ne pas se faire bouffer ». Lorsque l’interprétation fonctionne cela permet le passage de l’inconscient dans le discours.
Amélia Martinez
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[1] Miller J-A, « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 20 avril 2005, inédit.
[2] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », conférence à Columbia University, 1er décembre 1975, Scilicet, n°6-7, Paris, Seuil, 1976, p. 50.
[3] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », conférence à Yale University, 24 novembre 1975, op. cit., p. 35.