Récemment, un ami m’interpelle : « Là où tu en es, je me demande pourquoi tu continues à aller en contrôle ? » * Je m’entends répondre « Mais sinon, je mourrais d’ennui ! » L’ennui est un affect que Lacan situe dans la dimension du désir. Il signale « le désir d’Autre-chose, avec un grand A ». Et il continue : « ça ne dit rien du petit a parce qu’il n’est déductible qu’à la mesure de la psychanalyse de chacun » [1].
Lacan pose cette question : « Y-a-t-il des cas ou une autre raison vous pousse à être analyste que de s’installer, c’est-à-dire de recevoir ce qu’on appelle couramment du fric » [2]. Ou encore :« Qu’est-ce qui donne le nerf de recevoir des gens au nom de l’analyse ? » [3]. On peut remarquer que ces questions prosaïques s’adressent aux anglo-saxons, à leur pragmatisme et à leur goût pour l’ego-psychology. Mais, pour autant, Lacan ne compte pas vraiment sur les analystes confirmés, installés, pour se faire garants et responsables de la psychanalyse, pour transmettre la psychanalyse. L’expérience et le savoir acquis lui paraissent plutôt propres à faire obstacle à l’acte analytique. Aussi, c’est sur les analysants, non-psychanalystes, qu’il compte, en ce qu’ils se distinguent des analystes praticiens qui, eux, « payent leur statut de l’oubli de l’acte qui les fonde » [4]. Lacan n’a pas trouvé de mots assez durs pour parler du fonctionnement de l’IPA, où l’infatuation et la prudence faisaient office d’organisation, où les droits acquis et le cadre rigide des standards assuraient aux didacticiens une autorité incontestable, garantissant la routine, le confort, et imposant le silence aux analystes en formation, ceux que Lacan nomme les « petits souliers ». Considérant que lui-même était allé trop loin dans les concessions faites au groupe analytique, Lacan fonde une « École » dont il fait un lieu de formation et d’enseignement, un lieu pour la psychanalyse (et non pour les psychanalystes).
Le secret de l’École
Dans la note adjointe à l’Acte de fondation, nous trouvons ce que Jacques-Alain Miller désigne comme le secret de l’École : « L’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre, que par les voies d’un transfert de travail. » [5] C’est une transmission qui s’effectue sur le modèle de l’expérience analytique. Et la structure de l’École doit être assez légère pour y faire le moins possible obstacle. C’est là un principe fondamental, qui balaie les standards et dont tout le reste découle.
La catégorie délétère des didacticiens, de ceux que Lacan nommait les Béatitudes a disparu. Aujourd’hui, « pour faire son cursus, dit J.-A. Miller, avoir des responsabilités, être connu de ses collègues, avoir une clientèle etc., parler, enseigner, écrire, est comme une nécessité (…) il y a à répondre, à fournir, dans l’ordre de la parole et de l’écriture » [6].
Étrange destin que fait aux analystes cette « nécessité » qui fait énigme à mon interlocuteur.
Comment se produit cette nécessité ? La fin de l’analyse marque le virage où s’amorce le passage du psychanalysant au psychanalyste : « Quand le désir s’étant résolu qui a soutenu dans son action, le psychanalysant, il n’a plus envie, à la fin d’en lever l’option, c’est-à-dire le reste. » [7] Destitué comme sujet, c’est dans un gain d’être, logé dans ce reste, dans l’objet a, que le parlêtre va se reconnaître et avec lequel il va poursuivre. Il s’en fait une cause et Lacan ajoute « comme on dirait : se fait une raison » [8].
L’AME, un ayant- fait- ses- preuves
C’est ainsi qu’un jour, j’ai découvert, par un message du secrétariat de l’École, que mon nom figurait dans la liste de ceux qui venaient de recevoir le titre d’AME, ce titre que Lacan définit comme « constitué simplement par le fait que l’École vous reconnaît comme psychanalyste ayant fait ses preuves ». C’est là ce qui constitue la garantie venant de l’École. Ayant fait ses preuves … Mais ses preuves de quoi ?
Je me souviens de l’effet produit chez moi par cette annonce : sidération, difficulté à articuler cette nomination, où se repérait la manifestation d’un reste symptomatique familier, qui s’était déjà présenté lorsque j’avais été appelée comme passeur. Puis, cette agitation intérieure très vite tombée, j’authentifiai en quelque sorte cette nomination. Les signifiants qui me vinrent à l’esprit furent ceux que Lacan utilise pour parler du symptôme : savoir y faire avec, tout en prenant une sorte de distance, de garantie, en répondre par mon travail, mon engagement pour la psychanalyse. Je pris acte, une nouvelle fois, que je poursuivrais, que j’avais fait de la psychanalyse ma cause. Choix forcé. Lorsque j’évoquais la nouvelle auprès de mon contrôleur, je me souviens avoir eu cette formule, grave et un peu lyrique : « Désormais, nous sommes compagnons de route ». Solitude des épars désassortis, certes, mais réunis dans cette solitude et avançant sur la même voie ouverte par l’éclaireur qu’est J.-A. Miller.
Désir et acte
« Ce n’est pas parce qu’on analyse les autres que l’on est analyste. C’est d’abord en continuant d’être analysant, sujet de l’inconscient. « C’est une leçon d’humilité » dit J.-A. Miller. L’autre voie, ce serait l’infatuation de l’analyste – « s’il se pensait en règle avec son inconscient. On ne l’est jamais » [9].
Se maintenir analysant après l’analyse passe essentiellement par la voie du contrôle. Le contrôle, tel qu’il est pratiqué à l’ECF est à l’initiative de chacun. Et s’il n’est pas obligatoire, il est, de fait, nécessaire pour quiconque s’engage dans une pratique analytique. Demander un contrôle met en jeu un désir, un transfert, exige une décision, le choix d’un analyste, autant de dimensions analytiques qui n’étaient pas allées, pour moi, sans mobiliser le symptôme, mais qui n’étaient pas non plus allées sans joie ni certitude.
C’est de l’acte analytique seulement qu’il faut repérer ce que j’articule du « désir du psychanalyste » [10]. Depuis lors, j’ai appris à risquer l’acte, qui ne se calcule pas, mais se vérifie après coup par ses conséquences et c’est là que le contrôle est essentiel. Il permet d’interroger, d’examiner, la pertinence de son acte, de le juger à ses suites.
Car même ayant fait ses preuves, nul analyste n’est jamais à l’abri de l’ « horreur de l’acte », acte sans sujet, qui exige un détachement, un démunissement, que seule l’analyse poussée à son terme permet d’obtenir, mais qui ne sont jamais garantis.
L’angoisse de l’acte, elle, laisse un espoir, à condition de ne pas reculer devant le réel en jeu et l’éthique de la psychanalyse qui n’est pas une éthique des intentions, mais une éthique des conséquences, ce qui faisait dire à Lacan que « l’erreur de bonne foi est de toutes la plus impardonnable » [11].
Mais l’efficace du contrôle ne concerne pas la seule séance, le seul cas évoqué. Elle s’étend, en filigranne, à toute la pratique de l’analyste. Chaque cas est susceptible d’y être rapporté, l’instance du contrôle et le transfert en jeu, s’introduisent comme tiers entre l’analyste et sa pratique. Et si le contrôle est toujours neuf, c’est moins du fait des cas dont on parle que parce qu’à chaque fois il y a chance pour les ayant fait leur preuve, que s’y vérifie le désir de l’analyste.
On ne sait rien à l’avance de ce que réserve une séance de contrôle. Les effets d’interprétation y ont toujours leur place, ne serait-ce à partir d’un ennui plus ou moins discret perçu chez l’analyste, d’une interjection agacée, d’une injonction qui tombe comme un coup de tonnerre, d’une approbation encourageante, d’un intérêt marqué qui ouvre à un échange. On en sort souvent allégé. Sur un carnet, on note un signifiant, une formule qui recueille un bout de savoir, ouvre à d’autres articulations. Par la voie du contrôle lacanien, le désir de l’analyste se « muscle » [12] en permanence.
Je conclurai sur ce que proposait J.-A. Miller, il y a plus de dix ans : « Si une École de psychanalystes a un sens, c’est qu’elle devrait permettre à l’analyste de témoigner de l’inconscient post-analytique, c’est-à-dire de l’inconscient en tant qu’il ne fait pas semblant. Aussi bien, cela permettrait de vérifier que le désir de l’analyste n’est pas une volonté de semblant, que le désir de l’analyste est, pour celui qui peut s’en prévaloir, fondé dans son être, qu’il n’est pas, selon l’expression de Lacan, un vouloir à la manque. » [13]
Cette proposition est toujours d’actualité.
* Texte issu de la journée « Question d’École : Permanence de la formation », organisée à Paris par l’ECF le 02 Février 2019.
[1] Lacan, J., « Radiophonie », Autres Écrits, Paris, Seuil, p. 414.
[2] Lacan, J., « Préface à l’édition anglaise des Écrits », ORNICAR ? 1977, n° 12-13.
[3] Lacan, J., « Conférences dans les universités nord-américaines, Yale University », 24 novembre 1975, ORNICAR ? 1976, p. 15.
[4] Lacan, J., « Discours à l’École freudienne de Paris » », Autres Écrits, Paris, Seuil, p. 261.
[5] Miller, J.-A., Politique lacanienne 1997-1998, Collection Rue Huysmans, 2001, p.23.
[6] Ibid., p.87.
[7] Lacan J., « Proposition sur le psychanalyste de l’École », Autres Écrits, Paris, Seuil, p.252.
[8] Lacan J., « Discours à l’École freudienne de Paris », op. cit., p. 278.
[9] Miller, J.-A.,« L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII cours du 19 novembre 2008, inédit.
[10] Lacan, L., « Discours à l’École freudienne de Paris », op. cit., p. 271.
[11] Lacan, J., « La Science et le vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 859.
[12] Expression de J.-A. Miller
[13] Miller, J.A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », op. cit., cours du 19 novembre 2008 ; inédit.