Pas de doute, il y a de l’indicible. Pendant quelques années, la question qui venait ensuite était : « peut-on tout dire ? » Jusqu’à en faire un sujet de l’agrégation de philo ! De là au souci contemporain de ménager les consciences et de mesurer son discours à l’aune du « vivre ensemble », il n’y a qu’un pas. Les réseaux sociaux mélangent allégrement l’obscène et la censure (cancel !) Certes, un psychanalyste peut engager son patient à dire ce qui lui passe par la tête. Il sait d’expérience que ce ne sera pas tout ! Rien n’est moins libre que l’association dite libre, et on ne force pas la porte, en cherchant l’aveu [1] ! L’horizon et la limite de ce dire libre, c’est de s’aviser que ce que l’on dit pourrait alors être indubitable… Lacan, à l’époque des Écrits, posait que cette liberté suppose que l’analyste accorde son écoute « au-delà du discours » [2]. Mais cela ne veut pas dire sur le mystère, ni sur le vécu. Car Lacan voulait « préserver l’indicible » [3]. Que veut-il dire alors ? Ce terme n’est pas si fréquent dans ses Écrits. Il y a une autre occurrence du terme d’indicible. Dans son article « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », il évoque le fameux cas de la patiente qui entend son voisin, croisé dans les escaliers, lui adresser le mot « Truie ! » en réponse à sa remarque anodine : « Je viens de chez le charcutier » [4]. C’est ici l’intention de rejet inhérente au discours lui-même qui se manifeste dans l’hallucination psychotique de la jeune femme. Mais ce qui est remarquable pour Lacan, c’est « l’objet indicible » [5] qu’est devenu le sujet dans l’allocution. Un sujet qui déjà n’est plus que cet objet-là, rejeté par les mots dans l’allocution[6]. Cet objet qui encadre le discours, Lacan lui donnera bientôt son nom d’objet a. Quel est alors le terme qui peut s’opposer aussi à l’indicible ? Est-il une fin ou une étape ? Jacques-Alain Miller avait attiré notre attention en 1986 dans son cours [7] sur le Traité des premiers principes de Damascius [8]. En particulier le livre I qui traite de l’ineffable et de l’Un [9]. Jacques-Alain Miller remarquait la nécessité de poser un au-delà de l’un. Est-ce que l’Un comme principe fait partie du tout ou est-ce qu’il se situe au-delà ? « Ce qui est au-delà de l’Un, Damascius, tout en étant […] bien embêté, lui donne le nom d’ineffable » [10]. Il y a chez Damascius, en effet, une fine articulation entre l’indicible et l’ineffable. Un lecteur contemporain, Victor Beguin, pose que pour Damascius : « Il y a pour lui l’un-tout-avant-les-touts » [11]. La formule est belle… À ce niveau, l’indicible est non plus une limite, mais une étape vers l’ineffable. Victor Beguin signale aussi que Damascius parle des « “gestations indicibles” […] qu’il faut “simuler” » [12] pour s’acheminer vers l’ineffable. L’indicible, en effet, reste dans le monde du semblant, donc de ce qui peut procéder du simulé. En particulier, l’indicible comme négation du dicible reste une détermination selon le mot célèbre de Spinoza : « omni negatio est déterminatio ». L’indicible tend à situer ce qui ne peut (ne doit pas ?) être dit en un lieu, il fait partie du discours, du topique. De ce côté, on peut dire que l’objet a a pu peu à peu révéler son caractère de semblant – et qu’il procède au reste d’une certaine multiplicité localisable, il y en a plusieurs. Il est, comme agalma, ce que l’art peut montrer. Cela ouvre la porte à la tentation de loger l’indicible dans l’art, ce qui est souvent le résultat de la lecture superficielle de Wittgenstein. On connait la remarque de Mallarmé : « Là-bas, où que ce soit, nier l’indicible, qui ment. » [13] Pour autant, l’objet a est aussi d’aversion au regard du semblant chez Lacan. Il oscille donc entre sa réduction paradoxale à sa nature indicible et son retrait parmi les semblants. Par contre, pour Damascius, l’ineffable, lui, n’a pas de lieu, ni de retrait. L’indicible, qui marque les lieux de l’horreur (les camps par exemple), va aussi dans le sens de situer le réel du trauma impensable en certains lieux – mais des lieux toujours hors du monde, inaccessibles. Certes, ce n’est pas faux, mais depuis un certain temps on sent que le réel, impossible à dire, est aussi bien, en réalité, là un peu partout ; il est aussi ce qui attend au bord du chemin et marque dans le monde le souvenir de l’immonde. Alexandre Soljenitsyne notait que la porte du Goulag était là au coin de la rue, partout [14] !
Chaque indicible nous indique l’au-delà de l’ineffable, qui prend alors le visage paradoxal de l’horreur insaisissable. Pour Damascius : « Et peut-être l’absolument ineffable est-il tellement <ineffable> qu’on ne peut même pas poser de lui qu’il est ineffable » [15]. Si l’ineffable n’est pas éloigné mais omniprésent, la négation ne lui convient donc pas. Victor Beguin conclut son article sur la nécessité d’« extraire [l’ineffable] radicalement de la logique même de la détermination » [16]. Si le principe, pour Damascius, s’oppose et fonde le tout, Lacan a fait un pas remarquable au regard du tout, celui du pas-tout ou plutôt du pas-toute, à écrire aussi bien S(Ⱥ) [17]. Ce chemin hors du tout mène à s’extraire du sens. Non pour poser le non-sens ou sa négation, mais par le biais de la coupure gagner l’ab-sens. Lacan peut alors s’adresser à Aristote dans « L’étourdit » : « si c’est d’un ab-sens comme-pas-un dont se nierait l’univers que se dérobe le pastout qui ex-siste, il aurait ri, tout le premier c’est le cas de le dire, de son dessein de l’univers “empirer” » [18]. La fin des empires nous permettra peut-être, en partant de l’ineffable de l’Autre jouissance, de faciliter les gestations de l’indicible, soit les chemins de jouissance que dévoilent parfois des objets indicibles et actifs comme semblants. Le chemin va donc ici de la prudence, préserver l’indicible, à la prise en compte du pas-tout qui défait les empires, et se moque des lieux communs. À ce niveau, l’analyste fait partie du chemin. En se faisant semblant de l’objet a indicible. Il prend l’indicible de son côté et avec lui l’exigence que sa position ne soit pas cousue de fil blanc ! Faut-il conclure alors que pour l’analyste, l’indicible n’est qu’un biais par où s’avèrera ensuite (ou pas !) que l’Autre manque. Justement, celui qui pourrait entretenir l’ex-sistence d’un lieu de l’ineffable, s’il existait, là où le réel de l’inconscient est l’envers même de ce lieu. « Dieu est inconscient » [19]…
[1] Cf. Lacan J., « La direction de la cure ou les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 610.
[2] Ibid., p. 616.
[3] Ibid.
[4] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, op. cit., p. 534.
[5] Ibid., p. 535.
[6] Cf. ibid.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 19 novembre 1986, inédit.
[8] Damascius, Traité des premiers principes, t. I, II & III, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
[9] Damascius, Traité des premiers principes, t. I, De l’ineffable et de l’un, op. cit.
[10] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », op. cit., cours du 19 novembre 1986.
[11] Beguin V., « Ineffable et indicible chez Damascius », Les Études philosophiques, n°107, octobre 2013, p. 555, disponible sur le site de Cairn.
[12] Ibid., p. 556.
[13] Mallarmé, La Musique et les lettres, Paris, Perrin et Cie, 1895, p. 63.
[14] Cf. Jurgenson L., « L’indicible : outil d’analyse ou objet esthétique », Protée, vol. 37, n°2, automne 2009, publication en ligne (www.erudit.org).
[15] Damascius, cité par V. Beguin, in « Ineffable et indicible chez Damascius », op. cit., p. 558.
[16] Ibid., p. 568.
[17] Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 468.
[18] Ibid., p. 469.
[19] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 58.