Le délitement du lien social et l’effritement des grandes identifications dont nombres de sociologues font le constat, ne fait elle pas de la précarité l’un des signifiants maîtres de l’époque ? Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, dans un livre récent, montrent en quoi les transformations du marché occidental qui recycle des gisements de choses du passé, contraint les nouveaux travailleurs à se maintenir à proximité de « bassins d’enrichissement »[1], abandonnant les anciens sites de production et les liens qui s’y nouaient. A ces travailleurs précaires se joignent les émigrés jetés sur les routes de l’occident, pour échapper à la tyrannie des extrêmes. Ce n’est plus seulement la globalisation qui a pour effet de détacher les relations des lieux traditionnels où elles s’ancraient mais un monde dont les mutations politiques et leurs effets de dissolution sur le lien social, nous surprennent chaque jour davantage.
Pour la psychanalyse, la précarité est de structure. L’un des effets d’une analyse est de cerner cette zone d’exil à soi-même, irréductible aux identifications sociales. Si les identifications rassemblent ou excluent, l’analyste se tient sur une frontière, un littoral d’où il lui est possible de faire connaître une éthique et un désir «qu’il y ait de l’analyse, qu’elle existe dans le monde»[2]. Ce désir est un opérateur en ceci qu’il autorise un sujet à s’extraire du discours courant, pour s’approcher au plus près de ce sur quoi il bute, de ce qui, en lui, plus fort que lui, cause sa souffrance. L’analyste y met du sien pour que le sujet se risque à énoncer, par petits bouts, ces signifiants rares, ces pépites, arrachées à la langue, qui indexent sa jouissance singulière. Faire apercevoir ce point à celui qui lui adresse sa plainte, a pour effet de suspendre « le principe d’utilité directe[3] », fondement des logiques de marché et des bureaucraties contemporaines. Car la jouissance logée dans le symptôme qui s’expérimente toujours comme « en trop », si elle est indispensable pour vivre, ne sert à rien du point de vue du maître, qui veut que ça tourne rond.
Ce numéro fait entendre ce désir d’analyse et ses effets dans le contexte des reconfigurations économiques et politiques que nous connaissons aujourd’hui. L’écho de la journée « Les calculs du sujet » où conversent économistes et psychanalystes en témoigne. Comment faire accueil aux nouveaux semblants de la civilisation en gardant le discernement qui convient, à l’égard du réel qui se dénude de l’époque ?
Des psychanalystes de l’association ParADOxes offrent chance aux ados de « fabriquer » des choses singulières autour desquelles il leur est possible de produire un savoir et de s’inscrire dans un lien social.
On y découvrira les textes de cliniciens du CPCT, qui abordent le thème de la précarité sous l’angle clinique. Les sujets ne sont pas forcément soumis à une précarité économique, sociale, mais connaissent une précarité symbolique. Ils disposent de peu de ressources pour faire nouage au collectif. Pourtant, accueillis au CPCT, ils ont pu rencontrer un analyste, qui par le tact de son approche diagnostique a permis à chacun de trouver une prise nouvelle dans l’Autre.
[1] Luc Boltanski et Arnaud Esquerre Enrichissement –Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 2017
[2] Christiane Alberti « Désir de psychanalyse – A propos du Centre d’études et de recherche sur l’autisme de l’ECF Lacan quotidien, 743
[3] Jacques-Alain Miller « Psychanalyse et société », Quarto n°83, pp. 6-11, dont on pourra lire un extrait à la Une de ce numéro.