À propos de l’ouvrage :
La psychanalyse à l’épreuve de la guerre,
sous la direction de Marie-Hélène Brousse
Paris, Berg International, 2015
« Pourquoi la guerre ? » répondait Freud à Einstein qui, en 1926, se demandait plutôt « Comment faire la paix ? ». En cette période du centenaire, où nous prenons la mesure des illusions, voire du délire du rêve pacifiste[1], la question du « pourquoi » insiste et nous invite à voir de plus près comment Freud, le Viennois, aspiré et horrifié par le déchaînement des combats au moment où sa clinique et ses concepts sont l’objet d’une violente controverse, trouva dans le conflit mondial le ressort d’avancées cliniques importantes, telles que les névroses de guerre, l’occasion d’une diffusion de sa pratique et de remaniements théoriques majeurs. À tel point qu’on a pu considérer la guerre de 1914 comme le « laboratoire de la psychanalyse »[2].
C’est sur ces deux versants, clinique et théorique, qu’est construit cet ouvrage collectif, présenté par Marie-Hélène Brousse comme le résultat de deux années de recherche au sein de la communauté de travail d’orientation lacanienne. À l’instar de l’historien, qui ne se prononce pas sur La guerre, mais ne connaît que des guerres dans leurs particularités irréductibles, la partie clinique de l’ouvrage nous offre les témoignages de ceux qui, analystes ou analysants, débordés et meurtris par l’épreuve de la guerre, vécue ou transmise par d’autres, ont su trouver dans la parole analytique leur place de sujet aux prises avec cette blessure intime.
C’est aussi au témoignage des poètes que les textes font appel, tant il est vrai que la guerre, lieu de l’indicible, touche à la langue en ce point limite où la mort vient fracasser la vie nue, sans médiations, mais aussi où vacillent les Idéaux, les signifiants qui pouvaient donner un sens à la vie, et à la mort, et où se déchaîne un réel sans loi. Seul le poète qui, comme le notait Lacan, toujours précède l’analyste, sait tisser ensemble « l’Autre, le soi, la langue et le trauma »[3] pour témoigner d’un au-delà de la sidération et de l’horreur : ainsi sont convoqués Paul Célan, mais aussi Kertesz, Appelfeld et Paulhan pour dire qu’on peut écrire l’impossible, « que la langue ne fut pas perdue, mais qu’elle dut traverser sa propre absence de réponse, un épouvantable mutisme, les mille ténèbres de paroles porteuses de mort »[4].
La guerre, multiple mais Une
Les guerres, toujours singulières et toujours inventives, ébranlent le corps social, détruisent les œuvres de la culture, bouleversent les croyances, les pratiques et les savoirs, suscitant le questionnement inépuisable des historiens. Mais au cœur de ces aventures contingentes réside un noyau, un indicible, celui du vivant humain confronté à la mort, à l’angoisse, au bruit et à la fureur. La psychanalyse et l’histoire se rencontrent et se croisent, au chevet de ces corps saisis par l’épouvante, écrasés par des deuils impossibles et des cauchemars récurrents. L’épreuve de la guerre est en ce sens l’occasion pour le sujet d’affronter son désir, sa jouissance, voire son symptôme : elle met à ciel ouvert son horreur intime, « ce point que le sujet ne peut approcher qu’à se diviser lui-même en un certain nombre d’instances »[5], trauma, « trouma », dira Lacan, à partir duquel Freud, enseigné par les névroses de guerre, concevra sa deuxième topique et la notion paradoxale de pulsion de mort.
Irréductible à la clinique ordinaire, mais aussi son épure et sa plus secrète vérité, est cette rencontre de l’innommable où le sujet peut découvrir que l’Idéal qui le pousse au sacrifice est le masque d’une violence dont il est complice, qui libère en lui cette instance obscène et féroce du surmoi, et que « l’offrande à des dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »[6].
Le malaise dans la civilisation
Au-delà des particularités historiques où la guerre est « ce caméléon, qui change de nature à chaque engagement »[7], le signifiant universel qui répond à celui de La guerre, en général, est celui de civilisation. C’est en son cœur même, parcouru par un malaise dont elle est le symptôme, que Freud isole le principe de la permanence de la guerre, son éternel retour. La guerre, en effet, après en avoir été l’origine (cf. Totem et Tabou, et tout meurtre fondateur de cité), est l’ombre portée de toute civilisation, son ressort caché, sa face obscure, plus exactement son retour du refoulé. Et c’est pourquoi la réflexion sur la guerre, dans le sillage de Freud et de Lacan, tracé par ce livre, ne peut esquiver la question de la nature du lien social. La guerre est « extime » à la civilisation : à la manière du Cheval de Troie, elle lui tend le piège d’offrir à la pulsion de mort le masque des idéaux, Bonheur, Progrès, Justice, par où transite, en contrebande, la jouissance mortifère du renoncement pulsionnel. Toute guerre, en ce sens, met en scène, et surtout en musique, une sombre pièce à deux personnages : Kant avec Sade.
Ainsi l’avouait Napoléon : « Je fais mes plans de bataille avec les rêves de mes soldats endormis »[8].
La guerre, fait de discours
Cette oscillation, repérée par Freud, entre Idéal du moi et surmoi, que traduisent les liaisons dangereuses entre sublimation et perversion, le laisse tout de même prisonnier du binaire Eros/Thanatos qui, comme tout binaire, pose la question de leur articulation. Lacan efface cette dualité dans la notion de discours, qui radicalise le lien social et en décline les figures, plus concrètes et variées que la notion freudienne, un peu passe-partout, d’identification. La pensée des Lumières et ses idéaux émancipateurs, auxquels Freud reste fidèle, oscille entre deux discours : le discours du Maître et le discours de l’Université. C’est sa faiblesse – sa débilité – selon la définition de Lacan : flotter entre deux discours.
Ceux-ci se conjuguent au capitalisme dans le moderne discours de la Science, dont Freud n’a pu mesurer les ravages, au profit du Maître moderne aux commandes d’un monde illimité. La guerre y a changé d’échelle, mais aussi de nature : explosive, convulsive, hors la loi, échappant aux États, aux territoires et aux frontières, mais aussi aux scansions temporelles (déclarations, trêves, armistices, traités). Elle est planétaire (terrorisme) ou minuscule (Flashmob, foule éclair, violemment mise en réseau). Elle accompagne la culture post-moderne du no limit. Une logique de globalisation est à l’œuvre, où la chasse, et non le duel, devient le paradigme de la guerre. Dans ce monde sans frontières où l’ennemi n’a plus de sanctuaire, la formule de Napoléon (encore !) « En guerre comme en amour, il faut aller au contact » perd de sa pertinence. Le corps à corps laisse la place à la puissance d’effraction du regard.
Selon Gérard Wajcman, « […] le drone s’élève en symbole matériel d’une guerre dématérialisée »[9]. Il rend effectif « le pouvoir mortel de l’œil »[10]. Véritable Méduse technologique, il « marque le règne conjoint, sur terre de l’omnivoyance et de la toute-puissance […] »[11] et « n’est plus seulement l’incarnation d’un dieu voyeur mais la manifestation d’un dieu vengeur »[12]. Cependant, le drone a tout de même un pilote, qui n’est pas un dieu : « le viseur se voit visé par sa cible […] un homme, une femme, un enfant auquel on vient de donner la mort »[13]. « Le traumatisme des pilotes de drone est que la mort les regarde. Le drone est le retour du trauma », commente Éric Laurent.[14]
Nous ne pouvons citer nommément les vingt-sept co-auteurs de ce livre, si riche dans sa diversité. Retenons les deux points forts qui servent de socle à ce florilège :
La guerre est un fait de discours, le miroir grimaçant du lien social, son anamorphose. Elle porte à l’incandescence ce qui fait son ressort caché : capturer la jouissance par le pouvoir du signifiant qui, la mettant à son service, la rend insatiable et mortifère.
La guerre porte au paroxysme le mode de jouir déréglé du vivant humain, corps parlant. Dans son registre propre, celui du trauma, elle offre, sur le théâtre de ses opérations, une vision ravageante et surdimensionnée des aventures du corps percuté et torturé par le signifiant (de la mort, du pouvoir, de la science, etc.). Et quel meilleur exemple de la violence du signifiant pur, hors sens, que la langue monosyllabique des combats ?
Ainsi, portée par la fascination qui a présidé à son origine, la psychanalyse doit se faire enseigner par la guerre, et a quelque chose à lui enseigner.
[1] Ratier F., « La paix est un délire », La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, sous la direction de Marie-Hélène Brousse, Paris, Berg International, 2015, p. 125.
[2] Gueudar-Delahaye A., « 1914-1918 : laboratoire de la psychanalyse », ibid., p.107.
[3] Mitelman M., « Paul Celan : la guerre dans la poésie même », ibid., p. 89.
[4] Celan P., cité par Mitelman M., « Paul Celan : la guerre dans la poésie même », ibid., p. 90.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 51.
[6] Ibid., p. 247.
[7] Clausevitz, cité par Francis Ratier, « La paix est un délire », La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, op.cit., p. 137.
[8] Ibid., p. 141.
[9] Wajcman G., « « Œil de guerre », ibid., p. 214.
[10] Ibid., p. 215.
[11] Wajcman G., « « Œil de guerre », ibid, p. 216.
[12] Ibid.
[13] Briole G., « Effroyables inquiétudes », ibid., p. 117.
[14] Laurent É., « Postface », ibid., p. 251.