Praticiens des couloirs : c’est ainsi que Jacques Borie désignait ceux que la pratique psychanalytique amène à intervenir dans le champ de la médecine. En particulier dans le monde périnatal, qui n’a cessé d’être au centre de nos échanges cliniques.
Ce qu’a transmis Jacques Borie dans les différents services où il est intervenu, c’était soutenir une démarche qui allait à l’envers de ce qui était attendu, mais qui paradoxalement s’est révélée comme ouvrant à ce dont il s’agissait.
Se situer dans la clinique de l’origine, de la prématurité, des traumatismes précoces, de l’abandon, amène à faire l’expérience du surgissement d’une contingence négative, qui est à risque de se transformer en nécessité suivant le type d’intervention. Comment ne pas faire de la contingence une cause déterminante ? Comment ne pas faire de ce qui se joue autour de l’origine un destin ? Comment éviter que l’intervention en rajoute, ramène au pire ce qui déjà bouleverse ?
Que faire du malentendu en jeu dès la naissance [1] – le corps en lui-même ne faisant son « apparition dans le réel que comme malentendu » [2] ? Malentendu et contingence : comment en faire usage, dans cet instant décisif qu’est la rencontre ?
L’enjeu est là : plutôt que de recouvrir la contingence par du sens, plutôt que d’en faire une cause déterminante, il s’agit de miser sur ce réel dévoilé, de reconnaître la place d’un impossible. De l’utiliser. De s’appuyer sur l’impossible pour ouvrir le champ des possibles. Comme l’indiquait Lacan : « trouver dans l’impasse même d’une situation la force vive de l’intervention » [3].
Tout se joue dans la rencontre comme un temps zéro, T0, qui est l’instant décisif. Le temps zéro n’est pas le temps du début, mais il est toujours présent entre deux temps du temps. Donc, l’origine n’est pas seulement le commencement, pas seulement non plus dans ce qui précède le commencement. L’origine ne cesse de se rejouer dans le « tourbillon du devenir » [4].
Il y a bien sûr d’où l’on vient, mais il y a aussi ce que l’on devient. Et chaque temps du devenir est potentiellement un T0, une césure, une possibilité de changement, une possibilité de liberté. L’origine c’est maintenant. C’est le T0 dans l’acte analytique qui peut être à l’origine de ce qui sera, au-delà de ce qui était. Le pari du praticien des couloirs c’est de faire usage de la potentialité dans l’instant, toujours présent entre deux temps du devenir. Que faire de ce qui était [5] ? Que faire de ce qui est ? Que faire de ce qui sera ? L’enjeu d’une pratique clinique est de faire usage du T0 : un savoir y faire avec T0.
Miser sur la contingence, miser sur le réel, voire même miser sur le malentendu : voilà ce qui caractérise la pratique de ceux qui opèrent dans les couloirs. Mais pas seulement. Le propre de la psychanalyse, en toute situation, c’est justement de faire usage du malentendu, de s’en servir pour une issue – c’est l’exploit de la psychanalyse tel que l’indiquait Lacan : « la psychanalyse, son exploit, c’est d’exploiter le malentendu » [6].
François Ansermet
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[1] Cf. Lacan J., « Le malentendu », Le Séminaire, livre XXVII, « Dissolution », leçon du 10 juin 1980, Ornicar ?, n°22/23, printemps 1981, p. 12 : « De traumatisme, il n’y en a pas d’autre : l’homme naît malentendu ».
[2] Ibid.
[3] Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre » (1947), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 108.
[4] Cf. Benjamin W., Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 2009, p. 56 : « L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais le tourbillon de ce qui est en train de naître dans le devenir ».
[5] Cf. Lacan J., « Le malentendu », op. cit., p. 12 : « Le malentendu est déjà̀ d’avant. Pour autant que dès avant ce beau legs, vous faites partie, ou plutôt vous faites part du bafouillage de vos ascendants ».
[6] Ibid.