Pour imposer les pratiques comportementalistes, pour leur donner libre cours dès lors qu’elles s’inscrivent parfaitement dans la logique de la coalescence entre le discours de la science et le discours du capitalisme, les derniers gouvernements se sont appuyés sur les associations de parents d’enfants autistes. Ils se sont appuyés sur ces associations en tant qu’associations d’usagers et non pas en tant qu’associations de parents.
On ne voit pas pourquoi d’ailleurs le fait d’être parents leur donnerait un quelconque droit, un quelconque savoir, c’est en tant qu’usagers qu’ils ont leur mot à dire, en tant qu’aidants, en tant qu’on leur laisse de plus en plus pour une grande part la charge de leur enfant. On leur permet même d’accéder à des formations pour pouvoir s’occuper de leurs enfants comme des professionnels.
Le point sur lequel je veux insister, c’est que donner la parole aux parents, ne contredit en rien ce que nous avons dit de la structure familiale, qu’il s’agit d’opérer une séparation entre chacun de ses membres. En somme, il s’agit de ne pas prendre en compte le lien particulier, le lien intime, qui existe entre les parents et les enfants. Ce lien particulier, intime, ce lieu irréductible, vient souvent se traduire par un sentiment de culpabilité dès lors qu’il arrive quelque chose à notre enfant. C’est une des façons de subjectiver ce lien singulier qui nous échappe la plupart du temps, lien qui prend racine dans la constitution même du couple qui a présidé à la naissance de l’aimable rejeton. C’est ce lien qui fait symptôme et qui peut faire de l’enfant le symptôme de la vérité du couple familial. La famille est la première institution que rencontre l’enfant. C’est une institution qui se fonde certes sur l’amour et le désir, mais aussi sur ce qui se présente en deçà d’eux, la jouissance. Il faut d’ailleurs souvent ajouter la haine dans ce qui donne consistance à cette institution qu’est la famille.
Pour des raisons complexes qui ont donné sa couleur particulière à la clinique des enfants, à une époque où s’affrontaient psychogénèse et organogénèse, la famille a pu être considérée comme responsable, comme cause des symptômes et des maladies de l’enfant. La causalité familiale est venue comme un gant pour ne pas se confronter à l’opacité de la question de la cause. La cause en psychanalyse ne relève pas de l’événement, de la situation, de la conjoncture, mais de la structure, elle s’origine d’une absence, d’une absence de rapport, celui du rapport sexuel. La causalité familiale, de voiler la structure même de la cause, ne pouvait que déboucher sur une impasse. La culpabilité en cause ne conduisant pas forcément à un procès de subjectivation, c’est le surmoi et la haine qui ont fait retour dans l’accusation portée contre les psychanalystes.
C’est ce qu’indique d’ailleurs l’absence de dialectique d’un discours qui se répète inchangé depuis plus de trente ans. Les gouvernants ont donc donné progressivement satisfaction aux associations en cause en reprenant à la ligne près leur discours. C’était bien sûr au prix de mettre de côté le lien particulier qui les attachait à leurs enfants et de le remplacer par l’adhésion à une cause commune, se mettre à compter pour un leur enfant, pour lui appliquer des protocoles déduits du discours de la science avec comme but la disparition de l’autisme. On dépiste, on nomme, on traite tous les uns de la même façon en parlant la même langue : une langue créée de toutes pièces pour éliminer la dimension d’équivoque que comporte toute langue. C’est cette langue qu’on apprend désormais aussi bien aux usagers qu’aux professionnels, qu’aux parents, une langue qui vise à ce que les choses soient bien administrées. Le psychanalyste rimant avec symptôme, il était important en effet de l’extraire du jeu afin que les choses puissent enfin tourner sans se heurter à un point de butée.
En opérant ce double traitement grâce à l’alliance de certaines familles d’autistes et des TCC, on saisit l’avancée qu’ont pu faire nos gouvernants dans la mise en œuvre d’une gouvernance qui fait de chacun de nous un objet de soins et d’éducation, d’une gouvernance qui permet enfin de prévoir et non plus de devoir faire avec ce qui arrive. Dans cette marche forcée et victorieuse, nos politiques ont toutefois oublié un point essentiel, la part irréductible que maintient la famille dans le traitement de la jouissance. C’est cette part que Lacan a rappelée dans une lettre à Jenny Aubry : « La fonction de résidu que soutient (et du même coup maintient) la famille conjugale dans l’évolution des sociétés, met en valeur l’irréductible d’une transmission – qui est d’un autre ordre que celle de la vie selon les satisfactions des besoins – mais qui est d’une constitution subjective, impliquant la relation à un désir qui ne soit pas anonyme. C’est d’après une telle nécessité que se jugent les fonctions de la mère et du père. De la mère : en tant que ses soins portent la marque d’un intérêt particularisé, le fût-il par la voie de ses propres manques. Du père : en tant que son nom est le vecteur d’une incarnation de la Loi dans le désir. »[1]
La famille ne tire plus sa puissance et son existence de la transmission des idéaux et des identifications. Elle demeure indispensable pour le sujet, pour le parlêtre, de l’extraire de l’anonymat et de lui offrir une transmission, singulière, particulière. Cette transmission se situe justement au lieu même du non-rapport, au lieu même des trouvailles de chacun pour se débrouiller des à-coups de l’existence. C’est dans la langue même propre à chacun que se véhicule cette rencontre avec l’innommable. C’est dans sa famille que le sujet se confronte à ces premiers éclats de lalangue qui vont donner une tournure particulière à ce qui va constituer la sienne. C’est cette dimension du Un de lalangue qui ne peut s’inscrire dans la comptabilité des uns du calcul infini des populations.
Aussi bien la création de la « Main à l’oreille »[2] que le colloque d’Affinity Thérapy[3] nous ont permis de saisir ce que nous avions pu déjà remarquer à Nonette sans pouvoir le formaliser. Aussi bien certaines familles que certains autistes ne peuvent supporter que la particularité du sujet soit rejetée, ignorée, mise de côté, au profit de la constitution d’une normalité embrassant tous les gestes de la vie. Ce qu’a opéré Myriam Perrin, c’est de nommer ce qui constituait un intérêt commun entre les parents, les professionnels et les psychanalystes. Elle nous donne ainsi l’occasion non pas de nous opposer aux visées gouvernementales et administratives, ce qui est contre-productif, mais de nous allier avec certaines familles et certains autistes pour faire valoir une autre méthode que celle de la normalisation totalitaire, le respect pour les intérêts et les inventions des autistes, ce qui évidemment résonne avec l’option libérale propre aux gouvernements actuels. « L’Affinity therapy, c’est la force d’une nomination. La thérapie par affinité devient le dénominateur commun, non pas d’une méthode, mais d’un savoir-faire avec l’autiste, dans le respect et la singularité de son invention pour être au monde. »[4]
Elle nous permet ainsi non pas seulement de nommer ce que nous faisions déjà, mais d’orienter notre combat pour promouvoir le maintien de la psychanalyse dans les institutions. Or, dès lors que la santé est devenue une affaire de gouvernance, la psychanalyse ne pourra continuer d’exister que si elle maintient sa dimension de symptôme dans l’organisation des soins et des traitements.
Ce texte est extrait d’une conférence faite à Cahors le 8 octobre 2016.
[1] Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Seuil, 2001.
[2] Association de parents et d’amis de personnes autistes créée par Mireille Battut, https://lamainaloreille.wordpress.com/
[3] Colloque organisé à Rennes le 5 mars 2015, https://affinitytherapy.sciencesconf.org/
[4] Myriam Perrin, échos du colloque, https://affinitytherapy.sciencesconf.org/resource/page/id/20