Après avoir combattu sur le front italien durant la Première Guerre mondiale, Wilhelm Reich fût un fervent militant du Parti communiste d’Allemagne dont il sera exclu en 1933. Psychiatre et psychanalyste, il a toujours fait valoir son désaccord avec ce qu’il considérait un apolitisme de la part de la Société de psychanalyse. Dans son livre d’entretiens où Reich retrace ses souvenirs avec Freud, à la question « Que pensait Freud de la politique ? » il se presse de répondre : « Freud ne demandait rien à la politique(1) ».
Est-ce de l’indifférence ? Freud, un indifférent politique ? Bien au contraire, c’est à la fin de sa vie, après la boucherie de la Grand Guerre où il a vu partir au Front ses fils, Jones rappelle qu’en pleine montée de Mussolini au pouvoir on accusa Freud de n’être « ni noir ni rouge, ni fasciste ni socialiste » ; ce à quoi, aux dires de Joan Rivière, il répondit : « On devrait être couleur chair (2)». Drôle de réponse qui, non sans une touche d’ironie, en dit beaucoup du grand humaniste qu’il fût, mais pas seulement.
Là où l’interlocuteur l’invite au dévoilement de son idéal, Freud s’écarte par une réponse qui pointe ce que l’idéal ne cesse de recouvrir, cacher, enrober. Le mouvement de désidentification et la chute des idéaux dans une cure ne se font pas par un éloignement ascétique où l’analyste, en fin de son parcours et convenablement épuré de ses passions, se tiendrait à la bonne distance des inquiétudes de son époque. Dans une intervention récente, J.-A. Miller prend appui sur la phrase de Paul Valéry, « Le salut par les déchets(3) ». Freud fût le premier à faire précisément valoir que là où on a cherché le salut par les idéaux, la psychanalyse a cherché le salut par les déchets, telle est sa promesse : de l’idéal soutenu par le discours du Maître vers un « reste insocialisable(4) ».
Dans la réponse donnée par Freud, c’est l’envers de l’idéal qu’il fait entendre ! « Couleur chair » : cette chair informe qu’il a vu en rêve dans le fond de la gorge d’une patiente qui ne voulait pas ouvrir la bouche, reflet de son propre désir impur de savoir à tout prix une vérité que ne s’énonce qu’à être mi-dite, « la chair qu’on ne voit jamais, le fond des choses, l’envers de la face (5)». Si l’analyse permet une prise de distance vis-à-vis de ses idéaux, elle ne se fait qu’au prix du dévoilement de cette chair, de cet objet qui gît secrètement sous les beaux insignes et parures. Pas la bonne forme mais l’informe. L’idéal perd de sa consistance par l’extraction de cet objet intime qui l’a fait consister. Politiquement orientés… d’un Autre à l’autre… de la peau à la chair.
1 Reich W., Reich parle de Freud, Paris, Payot, 1972, 1998, p. 63.
2 Jones E., La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, T. III, Paris, PUF, 1969, p. 389.
L’anecdote est rappelée par Paul-Laurent Assoun dans son article « De Freud à Lacan, le sujet du politique », consultable en ligne : https://www.cairn.info/revue-cites-2003-4-page-15.htm
3 Miller J.-A., « Le salut par les déchets », in Mental, Paris, Huysmans, n° 24, avril 2010, p. 9-15.
4 Ibid., p. 15
5 Lacan J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, Coll. Le champ Freudien, 1978, p. 214.