Je veux aborder deux points, qui sont d’ailleurs un peu contradictoires.
Premièrement, il y a une limite à la rhétorique qu’une démocratie peut supporter. J’avance cette proposition malgré mon expérience de praticien – j’ai été des années durant rédacteur de discours à la Commission européenne – et malgré ma passion pour la politique. Et pourtant, l’idée qu’un pouvoir politique authentique ne doit pas se trouver associé à la passion populaire est aussi vieille que la démocratie elle-même.
Prenons un exemple. Nous avons tendance à voir dans la vie politique américaine sa dimension rhétorique. Aux États-Unis, depuis la Déclaration d’indépendance jusqu’aux présidents Kennedy et Obama, la phraséologie utilisée a toujours paru véhiculer une vision de liberté et de démocratie. Théâtrale, guindée, bondieusarde… quels que soient ses mérites et ses torts, la vie politique en démocratie américaine semble, de sa nature, profondément rhétorique.
Introduisons ici une idée nouvelle et controversée. Le silence de façon générale est hautement valorisé dans la démocratie politique – afin de laisser à la réflexion, au débat constructif et à la coexistence avec les représentants d’autres opinions tout l’espace nécessaire. Silencieux, les puissants étaient inestimables.
Au XIXe siècle, les présidents étatsuniens ne s’exprimaient que très rarement en public. On a même estimé que moins d’un discours sur dix était destiné au grand public. Et même dans leurs prises de parole, ils faisaient preuve d’une grande retenue, soucieux de ne pas dépasser les limites de la bienséance, de la prudence, du pluralisme, et de se limiter à la question en cause. Pour dire les choses simplement, leur position était beaucoup trop importante pour qu’ils puissent s’autoriser une parole sans retenue.
Ce n’est pas qu’ils ne savaient comment s’y prendre. Le sixième président, John Quincy Adams, avait été professeur de rhétorique et d’éloquence à Harvard. Il prenait pourtant rarement la parole en public, parce qu’il savait que s’exhiber – selon son expression – devant la nation était peu digne de lui et de sa charge. Le neuvième président, William Harrison rappela un jour à son assistance qu’il était en quelque sorte interdit à un président d’évoquer publiquement des questions concernant les affaires publiques Le seizième président, Abraham Lincoln, l’auteur d’un discours remarquable pour l’époque moderne, était connu pour s’appesantir longuement sur les raisons qui étaient les siennes pour ne pas parler à tort et à travers. Au début de la guerre civile, il déclara qu’il « ne servirait à rien d’avoir de vaines paroles, et qu’il pouvait difficilement, pour l’heure, tenir une allocution construite ».
Mon point de vue se base sur une conception républicaine construite sur la stabilité et sur la liberté : la politique, la passion et le pouvoir « présidentiel » ont chacun, dans la société, une place définie et circonscrite.
Aujourd’hui, les politiciens tirent vanité de leur liberté de parole. Ils éprouvent le besoin d’étaler chacune de leurs réactions et de leurs idées, ils chérissent leurs haines et leurs passions personnelles, aussi banales qu’elles soient. Nous agissons d’ailleurs fréquemment comme si les affaires publiques étaient interdites en quelque sorte à ceux qui ne détiennent pas le pouvoir, en tant qu’ils sont supposés dépourvus d’un mandat démocratique les autorisant à parler, agir, influer sur les décisions politiques.
C’est ce que nous raconte le récit de la migration. Ainsi par exemple, des membres du gouvernement belge décrivent l’examen juridique de la demande d’asile comme « fondamentalement » partisan et donc inacceptable du point de vue démocratique. Ils qualifient l’Ordre flamand des avocats d’ONG de gauche favorable à l’ouverture des frontières. Ils considèrent que Médecins sans frontières encourage le trafic d’êtres humains, causant par là, la mort et le désespoir.
Le discours sur la migration révèle que toute mise en débat risque d’aboutir à des divergences et donc à une division entre pays membres. On assiste de la part de certains élus européens au refus unilatéral d’accepter des décisions pourtant décrétées par la voie démocratique au niveau du Parlement européen. Si en outre un tel discours de refus est répercuté par des mandataires européens, il en résulte au niveau de notre politique communautaire d’accueil des dissensions, ainsi que des positions inhumaines, et paranoïdes.
Le langage – et en particulier ce type de langage qui se construit dans l’échange entre un orateur et son assistance – devient outrancier, passionné, capricieux, et par là-même très dangereux. Que ce soit en tant qu’orateur ou en tant que membre de la société, il faut y regarder à deux fois avant de mobiliser la puissance du langage. Il en va de même pour ce qui est d’abandonner une telle force à des gens déjà très puissants.
Lincoln y était très attentif. Comme un grand historien l’a écrit, sa proclamation légendaire sur l’émancipation avait la valeur morale d’un simple « permis d’embarquement ». Mettre fin à l’esclavage était en lui-même un acte suffisamment important. Prenons garde de ne pas réveiller davantage certaines passions.
En nos temps démocratiques, disait Tocqueville, les gens ont en aversion les contraintes et ne comprennent pas le respect des formes. Elles sont pourtant au service d’un projet démocratique. Elles font office de barrière entre le fort et le faible, entre le gouvernement et les gouvernés, elles contribuent à retenir les uns, le temps que les autres prennent de l’assurance.
Le paradoxe est qu’en démocratie, des limites sont nécessaires aux écarts de discours, aux prises de parole et aux orateurs passionnés, même si l’on mesure mal le bien-fondé de ces limites.
Second point. Je vais prendre pour cible l’autre côté du spectre – à savoir : le centre de l’échiquier politique, où le silence est assourdissant. Cette situation affaiblit particulièrement la politique de l’Union européenne. Nous sous-estimons combien notre continent a grandi dans une position non rhétorique. D’un côté, dans des pays comme l’Allemagne, les générations successives ont appris à se méfier de la passion pour la rhétorique – en en payant le prix fort. D’un autre côté, en Europe centrale et en Europe de l’Est, le discours politique a suscité la méfiance et le mépris ; les diverses générations n’ont jamais appris à apprécier véritablement les procédés et la valeur de la rhétorique.
Du reste, c’est un projet essentiellement non rhétorique, d’intégration européenne, qui nous réunit. Il a préféré la raison à la passion, le « logos » au « pathos », et il a supposé que sa finalité n’était possible qu’à travers les petites lettres plutôt que les grands mots. Par-dessus le marché, nous sommes unis par un langage qui échoue à véhiculer notre « ethos » continental, et qui n’oriente que très peu dans sa complexité et sa richesse nos politiciens dirigeants.
Mais mon point de vue est que la démocratie, quelles qu’en soient les raisons, ne peut pas non plus se soutenir d’une rhétorique trop mince. À l’instar des cents dernières années aux États‑Unis, la vie politique de l’Union Européenne devrait prendre en compte le potentiel positif de la rhétorique. Clarté de vue, courage, confrontation des idées, opposition des visions du monde et opposition constructive…la politique démocratique ne peut s’en dispenser. L’enjeu est d’autant plus important lorsque nous sommes confrontés à des personnes et à des pouvoirs qui maîtrisent de fait l’art de la rhétorique, et qui ne reculent pas à l’utiliser sans contrainte.
Tout comme il y aurait lieu de demander à certains politiciens de parler un peu moins, nous sommes en droit, nous sommes dans la nécessité de demander à d’autres de parler davantage. Il y a des limites au silence aussi bien. Si le débat et le discours européens sont en déséquilibre, nous devrions pointer du doigt non pas seulement l’extrême de l’extrême, ceux qui parlent haut, ni ceux qui murmurent dans l’ombre, mais nous devrions aussi viser le centre qui reste muet et peu convaincant.
Nous avons raison de nous méfier, nous avons raison d’être mécontents envers les politiciens européens qui refusent de s’exprimer sur la finalité de leur mandat, qui sont incapables d’offrir une vision personnelle et convaincante du monde comme il est et comme il devrait être. Leur silence peut tuer tout autant que les mots de certains.
Nous demandons plus de rhétorique européenne.
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* Vincent Stuer, politologue, a été speechwriter de José Manuel Barosso lorsque celui-ci était président de la Commission européenne. Avant cela, il avait aussi été porte-parole du ministre des Affaires étrangères en Belgique, Karel De Gucht. Depuis septembre 2018, il est attaché de presse au Parlement européen pour le parti néerlandais D66 qui est membre de la fraction libérale ALDE, dont Guy Verhofstadt est président.
Texte prononcé dans le cadre du Forum Zadig à Bruxelles le 1 er décembre 2018.
Titre de la rédaction.
Texte traduit de l’anglais par Jean-François Lebrun