Angoisse et désir, voilà deux termes qui s’articulent sans doute, puisque dès lors que répondant à mon désir de m’inscrire dans l’École, on me propose d’écrire sur le Séminaire L’Angoisse, et celle-ci monte : CQFD. « Quand les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos désirs ! » [1] Comment aborder un tel monument ô combien visité ? Ce sera donc sous l’angle de l’articulation entre le point d’angoisse et le point de désir.
Lacan aborde la question de l’angoisse pour revivifier toute la dialectique du désir, et plus précisément la fonction de l’objet par rapport au désir. L’angoisse est un signal en lien avec le désir en ce qu’il indique la présence de l’objet a. Ainsi l’objet du désir n’est plus envisagé sous les espèces de l’intentionnalité, mais sous celles de l’objet a. Inversant le titre d’un des chapitres, on pourrait dire de l’idéal à l’anal.
L’angoisse est un affect qui ne trompe pas, qui touche au corps, qui prend le corps. Et d’ailleurs, dans ce Séminaire, la dimension du corps vivant, avec ses bords et ses chutes – du placenta au mamelon, de la merde, aux lèvres et à la paupière, etc. –, est au premier plan.
L’angoisse n’est pas sans objet, et cet objet concerne précisément le désir. Un désir qui n’est plus appréhendé comme métonymique, tel un furet, se glissant toujours ailleurs, entre deux signifiants. L’objet du désir n’est plus devant, agalmatique, mais derrière, palea, au plus près du corps du sujet.
Tout l’effort que fait Lacan dans ce Séminaire consiste à arracher l’objet à sa dimension spéculaire, et à l’articuler dans une topologie. À cette fin, Lacan corporéise l’objet. Ce dernier relève d’un prélèvement corporel et se constitue comme résultat d’un processus de séparation et de perte d’une partie de la jouissance du corps.
À partir de la fonction de la coupure, Lacan s’emploie à détailler la liste des objets partiels, dont la fonction, comme reste, anime et soutient le désir dans le fantasme.
Lacan distingue d’une part le désir, qu’il articule à la fonction de la coupure avec un reste, objet a, et d’autre part la satisfaction liée au manque [2]. Et c’est « la non-coïncidence de ce manque avec la fonction du désir en acte » [3] qui crée l’angoisse. Pour nous, cette distinction n’est pas simple à saisir, car nous avons plutôt l’idée, au début du Séminaire, que c’est le manque du manque qui crée l’angoisse. Il s’agira alors de repérer, à chaque étape de la structuration du désir – oral, anal, scopique, voix, et phallique – où se situe ce que Lacan nomme le point d’angoisse qu’il distingue du point de désir.
Au niveau de la pulsion orale, où se situe la coupure ? L’exemple du sevrage de la naissance, qui selon Lacan est homologique avec le sevrage oral, permet de saisir que la coupure ne se fait pas entre l’enfant et la mère, mais entre l’enfant et le placenta, à l’intérieur de l’unité de l’œuf. De même, pour l’enfant qui boit le sein, la mamme lui appartient. Et l’Autre se situe au delà. La coupure a ainsi lieu entre l’enfant et la mamme, et non entre l’enfant et la mère. Lacan parle de « sépartition » [4], c’est-à-dire de séparation à l’intérieur d’une unité, dans la sphère de sa propre existence. Le a se sépare et s’isole, et c’est cette distinction de l’objet partiel qui fonctionne dans la relation au désir. L’objet partiel est récupéré, habillé dans le fantasme, ce dernier est la forme qui soutient et anime le désir du sujet, portant la trace de la première clôture. La lèvre fait fonction de bord, duquel se détache l’objet partiel ; l’enclos des dents, impliquant la morsure, peut jouer dans l’isolation fantasmatique de l’extrémité du sein, comme en témoigne le fantasme du mamelon coupé.
Le point d’angoisse se distingue du lieu où se situe la relation à l’objet du désir. Il se situe au delà, dans le rapport au manque, au niveau du corps de la mère. C’est à ce niveau qu’apparaît la possibilité du manque. C’est au niveau de l’Autre que l’on éprouve le point d’angoisse, par exemple le tarissement du sein ou la disparition de la mère. À ce niveau oral, il n’y a pas besoin de l’Autre (car le sujet a la mamme qui est comme plaquée sur la mère), mais besoin dans [5] l’Autre puisque c’est par l’Autre que se produit la séparation du sujet à la mamelle.
Cette distinction entre ces deux points, angoisse et désir, est éclairante dans le travail avec les enfants. Elle indique que l’on ne se sépare pas de l’Autre, on se sépare d’abord d’un objet. Bien souvent, dans la pratique institutionnelle avec les enfants, on insiste sur la nécessité de séparer la mère de l’enfant, on veut séparer les espaces parfois de manière forcée : un psychologue reçoit l’enfant, pendant qu’un autre accueille la mère. Ça n’est pas toujours possible ni pour l’enfant ni pour la mère. Pour nous, il s’agit d’abord de pouvoir repérer quel objet lie l’enfant à son fantasme qu’il est en train de construire.
[1] « When the gods wish to punish us, they answer our prayers ! » (Wilde O., An Ideal Husband).
[2] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 266.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 273.
[5] Cf. ibid., p. 337.