Le progrès de la science apporte chaque jour son lot de succès, parant ainsi à toutes sortes de difficultés que le monde rencontre, mais il en crée aussi de nouvelles et non des moindres. Nous évoquions dans un texte précédent les questions éthiques se posant face à l’invasion croissante de l’IA qui engendre à la fois exaltation et inquiétude.
De tout temps, l’être humain a connu des reculs, des revirements, des peurs, eu égard à ce qui le poussait à créer, à inventer et surtout lorsqu’il s’agissait de créatures capables de simuler quelque chose de vivant, à savoir le mouvement, les fonctions liées aux pulsions, mais aussi la parole.
Michel-Ange, devant la perfection de son Moïse achevé, lui aurait ainsi lancé son fameux : « Perché non parli ? » et, face à son silence, lui aurait asséné de rage un coup de marteau sur le genou.
Vouloir insuffler la vie à l’inerte, à l’inanimé, a toujours existé dans l’humanité, et ce, bien avant l’avènement de la science. Cependant les croyances et les religions rejetaient voire interdisaient un tel dessein.
Ce n’est qu’avec le siècle des Lumières que la création d’automates androïdes connut un véritable engouement en dépassant ces interdits. Grâce aux avancées de la physique et des innovations techniques qui en résultèrent, toutes sortes d’automates virent alors le jour, tous plus ingénieux et saisissants les uns que les autres.
C’est ce qui inspira des écrivains, tel Diderot qui fut fasciné par Le Flûteur automate, créé par Jacques Vaucanson, et auquel il se réfère dans son Encyclopédie [1] rédigée avec d’Alembert. Il eut souvent recours à la référence de l’automate qui, chez lui, ne se réduisait pas à la seule métaphore, mais à quelque chose qui était bien plus qu’une réalisation technique, soit la chose [2] prête à se mouvoir, ainsi qu’il l’écrivait des statues.
Il y eut aussi E.T.A Hoffmann, en particulier dans sa nouvelle « L’Homme au sable » [3] dont Freud se servit pour son travail sur l’inquiétante étrangeté [4], Unheimliche, et que Lacan reprit pour son extraction de l’objet a de l’image i(a).
Dans ce conte, le héros, Nathanaël, craint depuis son enfance d’avoir les yeux arrachés. Freud interprète ce fantasme comme un substitut de l’angoisse de castration. Lacan, pour sa part, considère certes cet aspect et, partant, le manque que cela représente dans l’image, soit cette absence qui se signale dans l’image comme (– φ), mais il va toutefois plus loin en reprenant son schéma optique et en faisant valoir une présence au-delà de l’image, une présence qui s’écrit a.
Nathanaël, fou d’amour et de désir pour Olympia, ne réalise pas que c’est un automate.
Il déclare à qui veut le dissuader de cet amour : « Ce n’est que dans [Olympia] que j’ai retrouvé mon être » [5], en d’autres termes son double comme le montrera Lacan [6].
Or, ce n’est pas tant Olympia qui produit sur Nathanaël une inquiétante étrangeté virant ensuite à la panique, mais bel et bien la proximité ignorée de l’objet a, cette présence à l’œuvre dans son fantasme d’avoir les yeux arrachés.
C’est cet objet, des yeux ensanglantés tombés par terre que lui jettera dessus le père de l’automate, lui criant que ce sont les siens qui lui ont été volés pour Olympia.
Comme le définissait Lacan à propos d’Œdipe, le moment d’angoisse, « c’est l’impossible vue qui vous menace, de vos propres yeux par terre » [7].
Plus près de nous, j’évoquerai un film récent qui fait la une de certains journaux, tels que Le Monde [8].
Le Monde après nous met en scène une fin du monde, suite à une cyberattaque. Une inquiétante étrangeté saisit peu à peu tous les personnages qui se retrouvent dans une sorte de huis clos, une femme misanthrope, son mari, un homme lâche, un autre aux tendances paranoïaques et trois jeunes, inquiets, enfermés dans leurs lubies ou dans leurs gadgets.
On assiste ainsi à un sans issue qui n’est pas seulement celui du chaos grandissant dehors, mais surtout celui de la fragilité du lien social. Chacun ignore son angoisse et, partant, la prison de son fantasme, en y substituant ses peurs dont les autres sont faits responsables.
Devant ce spectacle comme devant tant d’autres que nous offre l’actualité de notre monde, peut-on se réjouir que seul le discours analytique donne refuge à l’angoisse pour qu’elle y soit traitée autrement que dans les discours ambiants ? Oui, et c’est ce sur quoi nous parions pour plus de discernement.
Lilia Mahjoub
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[1] d’Alembert J.L.R., Diderot D., « Androïde », L’Encyclopédie, 1ère édition, Tome 1, 1751, p. 448-451, disponible sur le site : https://fr.wikisource.org/wiki/L’Encyclopédie/1re_édition/ANDROIDE
[2] Cf. Diderot D., Salon de 1765, Paris, Hermann, 1984, p. 285.
[3] Hoffmann E.T.A., « L’Homme au sable », Contes fantastiques II, Paris, Garnier-Flammarion, 1980, p. 219-254.
[4] Cf. Freud S., L’Inquiétante Étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 213-263.
[5] Hoffmann E.T.A., « L’Homme au sable », op. cit., p. 247.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 56-61.
[7] Ibid., p. 191.
[8] Cf. Sotinel Th., « L’apocalypse numérique selon Sam Esmail », Le Monde, 9 décembre 2023, p. 1 & 24. Également disponible sur internet : Sotinel Th., « Sam Esmail, metteur en scène du “Monde après nous” sur Netflix et de l’apocalypse numérique », Le Monde, 8 décembre 2023.