Comment passe-t-on de l’élangues [1] à la langue de tous ? Telle est l’obsession de Luba Jurgenson que renouvelle son dernier opus Sortir de chez soi [2]. Sa spécificité : le bilinguisme. Le français et le russe sont chez elle en mélange ; ainsi, pendant une minute de silence, « Ce sont des mots précipités, désordonnés, qui se suivent en mode télégraphique, phrases tronquées, mêlant russe et français. » [3] Un magma langagier existe. Il faut travailler ce chaos pour lui redonner les mots intelligibles du commun. Traduire n’est pas qu’un métier. Le passage du russe vers le français ou du français vers le russe est une mécanique de tous les instants, « Les mots s’interpellent, comme les chercheurs de champignons dans la forêt. Es-tu là ? Montre-toi ! Je suis ton frère dans l’autre langue. » [4]
« Traduire, c’est comme marcher sur un chemin qui bougerait en même temps que vous. Lorsqu’on est parvenu au bout, il y a longtemps que le point de départ a quitté le point de départ. » [5] Dire le vrai sur le vrai est alors une expérience résolument impossible pour qui se livre à l’aventure de traduire l’équivoque d’une langue. L’absence de métalangage est un vécu évident pour la bilingue. Un corps vit, travaille et traduit sans sa garantie et une éthique en naît : « On entre dans une langue quand on a fait l’expérience du pas-tout-à-fait traduisible » [6].
Aussi, passer de l’élangues à une traduction stabilisée n’assure d’aucune constance, la traductrice d’un jour n’étant en outre pas la même que celle du lendemain. Conclusion ? « Le scandale de la traduction n’est pas, comme c’est le cas pour l’écriture, la naissance du texte, mais l’inachèvement de l’achevé » [7] puisque le langage ne tient pas toutes ses promesses.
L’aller-retour entre élangues et la langue mise au net a parfois un territoire : celui de la ville de la déambulation, élue pour l’accompagnement qu’elle permet à la recherche du pronom personnel le plus juste ou de l’assonance la plus correcte. « Pour traduire des vers, je dois sortir dans la rue » [8]. Ce ne sera pas Moscou quittée en enfance, ni Berlin avec ses avenues trop spacieuses, mais Paris, intra ou extra-muros. « [L]a ville recèle pour moi cet intraduisible qui justifie l’éternel effort de traduction », « Je sors de chez moi pour tester, doucement, les harmonies de la ville, ses résistances et ses oscillations » [9], la démonstration se poursuivant au cours de plusieurs pages.
S’il existe un lieu plus vaste et moins balisé, qui traverse tout ce récit de celle qui sort hors de chez soi, c’est surtout le lieu du mouvement. C’est le non-lieu parfait. Il permet la revendication de la non-identité au cours du travail de l’écriture (« Si on me demandait alors “Wobistdu ?”, je répondrais “Hic et nunc” » [10]). C’est le non-lieu qui reconduit le faufilement de l’enfant entre les adultes, entre les parents et en l’occurrence entre leurs langues respectives, « Rien ne m’empêchait de m’exmatrier de ma langue, de m’empatrier dans une autre » [11]. La fréquentation de ce mouvement donne satisfaction : « Quand je traduis, je n’ai pas honte. Je travaille. Tout travail est honorable. J’ai touché une avance. Je suis “intégrée”. Je suis à ma place » [12] et ce avant même que la langue intelligible de l’Autre ne soit atteinte.
Il faut dire que le récit prend sa genèse dans l’épreuve d’une honte particulière : celle du langage lui-même, et ce dès l’enfance. La scène est reproduite. Dans l’appartement, en russe, « “Plaie sur votre langue !” s’écrie grand-mère. […] J’avais eu très peur, je tâtais ma langue sans arrêt. À présent je sais que cette expression signifie quelque chose comme “à Dieu ne plaise !” et sert à conjurer le mauvais sort » [13]. Trop tard. Traductrice : passeuse de l’éternel retour de l’élangues.
Cédric Grolleau
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[1] L’élangues est un néologisme de Philippe Sollers repris par Lacan. L’invention laisse entendre le passage d’une langue à l’autre.
[2] Jurgenson L., Sortir de chez soi, Lille, La Contre Allée, 2023.
[3] Ibid., p. 22.
[4] Ibid., p. 23.
[5] Ibid., p. 66.
[6] Ibid., p. 66.
[7] Ibid., p. 91.
[8] Ibid., p. 66.
[9] Ibid., p. 69 & 82.
[10] Ibid., p. 83.
[11] Ibid., p. 84.
[12] Ibid., p. 84.
[13] Ibid., p. 9.