Hors norme ?
Que Philippe Katerine rechigne à être identifié, à entrer dans une petite case (artistique au sens large, mais aussi musicale, tant les genres qu’ils empruntent sont variés) le rend difficilement situable et c’est probablement déjà, quelque part, une objection à notre époque de la norme. Mais c’est encore et surtout par son sens de la subversion et son minimalisme que l’on peut l’éprouver hors de ce régime de la norme. Décrit par un journaliste : « pointilliste de la chanson française en trompe-l’œil 1 », et par son père : fils avec lequel « on a appris à être toujours étonnés 2 », Philippe Katerine, n’en finit jamais de surprendre à coups de ritournelles désopilantes et de formules absurdes ou provocantes qui nourrissent ses textes. Ceux-ci sont parfois réduits à un trognon de quelques mots ou quelques phrases insolites, scandés dans ses chansons. Des paroles « Laissez-moi manger ma banane tout nu sur la plage ! 3 » à « Je suis la Reine d’Angleterre et je vous chie à la raie. 4 », en passant par « Liberté, mon cul / Égalité, mon cul / Fraternité, mon cul 5 », il amuse, bouscule ou dérange. Fantasque et décalé, il cultive une certaine ivresse de la répétition (celle du texte comme de l’instrumentation), par exemple dans cette chanson uniquement composée de la réitération des paroles : « Juïfs / Arabes / ensemble » et dont le clip le même en scène, vêtu à la façon d’un archevêque parmi des hommes quelque peu dénudés, au beau milieu du bar et d’une piste de danse aux allures de boîte de nuit gay. À propos de son esthétique minimaliste et de sa fantaisie, il explique que ses textes sont néanmoins pour lui « extrêmement sérieux 6 » et qu’à dessein, il « dépouille pour faire de la philosophie : je suscite une question, une élévation, un tremplin, mais je n’apporte pas de chute. Pour décrire une situation qui provoque réflexion, deux-trois mots suffisent. […] Souvent, on remplit par narcissisme, pour combler ses lacunes. Mais j’aime cet adage : le moins, c’est le plus ! 7 »
Travail sur la matière de la lettre
Amateur de la suspension du sens donc, à écouter Katerine, on pressent très vite le goût qui est le sien pour la lettre, matérialité pure de la langue. Un titre pourrait en faire office de quasi caricature, Les derniers seront toujours les premiers, dont le texte est l’énonciation des vingt-huit lettres de l’alphabet (dans un sens puis dans l’autre). Notre artiste confirme son attrait pour la chose de façon limpide : « Pour moi, écrire une chanson, c’est chercher à créer des contradictions, utiliser les sons comme des atomes pour les combiner de toutes les façons possibles. Seul ce travail sur la matière m’intéresse et justifie à mes yeux le temps passé à composer. 8 » Attaché à faire vibrer la lettre selon différentes variations et tentant, tour à tour, de faire « souffrir 9 » son auditeur avec des chansons répétitives, puis que ces dernières, ensuite, « flattent l’oreille 10 », il explique qu’il écrit en faisant des découpes de bouts de textes, des « recoupements 11 », des collages avec de nouvelles phrases. C’est une pratique de création dont il commente qu’elle emporte véritablement son corps, non de façon douloureuse, mais de façon néanmoins éprouvante – au point de le laisser en sueur à la fin de la composition.
Son affinité avec cet usage hors sens de la langue ne date pas d’hier. Il explique avoir, dès l’enfance, presque quotidiennement tenu « un journal intime sans trop de sentiments 12 » pour, à la fois, ne pas se laisser déborder 13, « quadriller [son] territoire 14 » et « agencer le monde 15 ». Il s’agissait d’« un espèce de tableau biographique avec des horaires, des prix, des chiffres, des dates, des noms de rues, pour essayer de rendre les choses un peu plus claires dans [son] esprit. [Il poursuit :] Je notifie, je classe chronologiquement ou sentimentalement. […] C’est un peu un journal intime mathématique : j’additionne les chiffres pour en créer d’autres totalement abstraits, mais qui pour moi ont un sens. Je n’en tire pas de règle, mais cela me crée une satisfaction du moment, je me sens bien à faire cela. Je travaillais aussi beaucoup sur des cartes. J’y mettais des dates, des numéros de route, des flèches. Je relatais mes événements par divers signes. Cette manie m’avait un peu passée, mais elle est revenue dans mes chansons. 16 » En atteste pour le moins la chanson Poulet N. 728120 dont les paroles sont en substance les suivantes : « Poulet N°728 120 / Poulet de Vendée / Élevé en plein air / 89 jours et 90 nuits / Parmi 380 autres poulets / Alimenté avec 75% de céréales / […] / Le 11 décembre 1998 / je l’ai acheté 52 francs 55 / Chez le boucher chauve, / Rue de la bastille. / Je l’ai mangé chaud le midi, / Froid le soir, avec une bouteille de vin rouge. / Je l’ai adoré le poulet / Poulet N°728120 / Je t’aime, je pense à toi. » En atteste encore, parmi d’autres, le morceau intitulé Numéros, dans lequel un homme, désigné non par son prénom, mais par son numéro de sécurité sociale, s’adresse à une demoiselle désignée elle-aussi par ce même matricule.
Ce texte est extrait d’une intervention faite par Sophie Simon dans le cadre des Causeries du Lundi, à Lille. Cette année, les Causeries préparaient Pipol autour du thème Les Déjantés.
* « L’Un tout seul » : formule de JAM pour indiquer la solitude de l’être parlant. « Patouseul » : chanson de Philippe Katerine sur la solitude.
3 . La Banane.
4 . La Reine d’Angleterre.
5 . Liberté.