« Si je le pouvais, j’annexerais les planètes », cette exclamation de Cecil Rhodes est bien plus qu’un vœu, toujours suspect d’être pieux, puisqu’elle émane d’un célèbre fonctionnaire colonial qui, s’il ne put coloniser la lune, alla néanmoins fort loin. Il organisa les possessions britanniques en Afrique australe à la fin du XIXe siècle, fut le premier gouverneur du Cap, fonda la célèbre compagnie diamantaire De Beers et donna aussi son nom à un état particulièrement raciste, celui de la Rhodésie qui ne devint indépendante sous le nom de Zimbabwe qu’en 1980 – le récit de ses aventures ferait toute notre chronique ! Cette exclamation est citée par Hannah Arendt dans son livre sur l’Impérialisme qui constitue le deuxième volet de ses Origines du totalitarisme [1]. La démonstration de celle-ci, aux accents par moments lacaniens, repose sur le constat que nous avons changé d’époque pour passer de l’état-nation à ce qu’elle appelle un Monde Un [2]. C’est un monde où il ne s’agit plus de conquérir le ou les voisins, voire de constituer un empire, mais de s’étendre à l’infini. On ne parle plus de conquête mais d’expansion, laquelle vise bien au-delà de l’état-nation dont les limites sont trop étroites. La force qui l’anime n’est plus liée à un quelconque désir politique mais à la spéculation marchande dont la voracité n’a plus d’autres limites que celles des nombreuses crises économiques qu’elle engendre. C’est un monde sans loi qui a commencé avec le colonialisme dont l’Angleterre et son Commonwealth fut l’un des acteurs majeurs – son romancier ne serait d’ailleurs personne d’autre que le fameux Kipling dont les histoires de forêt vierge charmante bercèrent notre enfance.
Les conséquences funestes de ce système ne touchèrent pas que les colonisés mais aussi les états colonisateurs lorsque leurs impérialismes respectifs les amenèrent à s’entredévorer en 14-18 – Grande Guerre qui fut la mère de toutes les autres en Europe au XXe siècle, de la réplique de 39-45 aux divers conflits régionaux, notamment balkaniques, ensuite.
« Cette joyeuse ronde de la mort et du négoce » pour reprendre les mots de Joseph Conrad cités par H. Arendt [3], provoqua encore d’autres horreurs sur un plan que l’on peut qualifier de social. L’argent, la marchandise, le devenir objet de toutes choses jusqu’à l’homme lui-même, rendit une partie de l’humanité superflue, transformée en déchet. Tout ceci amena au racisme puisque l’expansion coloniale ne mettait pas les Européens face à des nations construites à leur image mais des masses d’hommes plus ou moins inconnues, voire fantomatiques. Le sommet de l’horreur a été atteint, comme le dit excellemment notre auteure, lorsque la race s’est substituée à la nation [4].
Le livre se termine sur un chapitre consacré à ce qu’elle appelle judicieusement « Les embarras suscités par les droits de l’homme » [5]. Cette notion apparue à la fin du XVIIIe siècle ne protège pas tant, qu’elle n’accompagne, voire même consacre l’homme comme objet. En effet, son statut n’est plus défini et garanti par une notion symbolique transcendante comme dieu, mais seulement par une structure politique changeante qui le laisse sans défense contre ses éventuelles dérives. Dès lors « il est tout à fait concevable, remarque-t-elle, et même du domaine des possibilités pratiques de la politique, qu’un beau jour une humanité hautement organisée et mécanisée en arrive à conclure le plus démocratiquement du monde – c’est-à-dire à la majorité – que l’humanité en tant que tout aurait avantage à liquider certaines de ses parties. » [6]
Lacan jetait sur cette connexion de l’homme et de l’objet un regard moins tragique mais ironique. S’il considérait le capitalisme comme un système astucieux parce qu’il connectait le sujet à la plus-value, il prédisait aussi qu’il (le système plus que l’homme) était néanmoins, pour cette raison, vouée à la crevaison, à la consomption – cette connexion à l’objet « est intenable, … […] ça se consomme si bien que ça se consume » [7]. L’homme fera autrement demain, ce ne sera ni mieux ni pire, mais comme d’habitude raté.
(A suivre)
Philippe Hellebois
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[1] Arendt H., Les origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, p. 367.
[2] Cf. ibid., p. 599 : « nous avons vraiment commencé à vivre dans un Monde Un ».
[3] Ibid., p. 433, p. 451.
[4] Cf. ibid., p. 451.
[5] Ibid., p. 591.
[6] Ibid., p. 602.
[7] Lacan, J., « Du discours psychanalytique. Discours à l’Université de Milan le 12 mai 1972 », Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, disponible sur internet.