La passion est « un des noms du symptôme à l’ère du parlêtre », tel a été le fil conducteur de Francesca Biagi-Chai, invitée du 36e Rendez-vous clinique du CPCT Marseille-Aubagne, consacré aux passions de l’être (1) et présidé par Nicole Guey.
F. Biagi-Chai a proposé un commentaire clinique détaillé des trois cas présentés par les consultants (Renée Adjiman, Joël Ajello et Bruno Miani) puis elle a apporté son propre éclairage sur le thème.
Dans son cours « Pièces détachées », J.-A. Miller montre que la langue, indépendamment du fantasme, est déjà une passion en ce sens qu’on la reçoit avant de l’apprendre. C’est pourquoi elle affecte le corps. Ce point est particulièrement illustré par le signifiant holophrasé « poapo », venu percuter le corps de la patiente de B. Miani. De ce fait, le sens de la démarche du « peau à peau », consistant à placer le bébé prématuré sur le corps de la mère, lui échappe totalement.
La variété des passions est infinie dans la mesure où la passion indexe un certain rapport du sujet à une « souffrance jouissante », note F. Biagi-Chai. Cette dimension passionnelle est manifeste dans le cas présenté par R. Adjiman, où le signifiant maternel Tu es une m… porte ses effets mortifères à la limite de la défenestration. La haine de soi, isolant le sujet de l’Autre, est également l’affect central dans le cas de névrose présenté par J. Ajello, cristallisé ici sous le signifiant araignée, qui évoque l’empire de la mère.
F. Biagi-Chai nous montre ensuite la portée du concept de passion à travers une pièce de théâtre portée à la scène récemment. Il s’agit de May Day (2), inspirée d’un fait réel. En 1968, à Scotswood (Angleterre), une enfant de 11 ans, Mary Bell, a été condamnée à la prison à vie pour avoir étranglé deux garçons de 3 et 4 ans. Libérée à 26 ans pour bonne conduite, cette femme témoignera à 38 ans, de son expérience auprès d’une journaliste-écrivaine (3).
May Day met en scène la criminelle sortie de prison mais toujours aux prises avec ses fantômes. L’histoire confirme ce que dit Lacan : il faut trois générations pour produire une psychose. La génération de la grand-mère maternelle de Mary (Alice) est dominée par la passion de l’amour séparé de la haine. La génération de la mère (Betty) est sous l’empire de la haine surplombant l’amour. Enfin, la génération de Mary est dominée par la passion de l’ignorance, au sens de la psychose, et d’un amour impossible.
Mary devenue mère, décide de parler, « sinon la petite fille ne partira jamais ». D’emblée un rêve survient, « effrayant », transposition sans métaphore de sa triste réalité. S’en suit une hallucination sensorielle, puis un phénomène de corps : une douleur cinglante dans le bras, passion du corps. Petite, Mary n’a pas fait l’objet d’un intérêt particularisé (Lacan) par sa mère, une adolescente de 16 ans. Le véritable objet de la passion maternelle est un cahier noir – objet fétiche – sur lequel elle écrit frénétiquement avant d’aller faire ses passes. L’enfant a failli mourir sous les coups de sa mère pour avoir ouvert le cahier. Mary est par ailleurs, mise en position de sacrifice christique, livrée à la jouissance des clients de sa mère. « Mon corps, je ne le sentais pas », dira-t-elle.
Que tentera-t-elle à travers son passage à l’acte, dans un état dissocié ; « pourquoi mes mains sur la gorge du gamin? » Précisément le lieu du corps où elle sentait « la boule noire » lorsqu’elle était livrée au plaisir des hommes. Questionne-t-elle ce qu’est l’amour quand elle demande à la mère de l’enfant tué si elle souffre ? Fallait-il qu’ils manquent dans le réel ? « Mary n’a ni regard, ni affect, ni corps », souligne F. Biagi-Chai. Mary ignore tout.
Betty, sa mère a, quant à elle, une intériorité, a des affects mais c’est une haine pure contre sa fille qui l’anime. Or, elle aussi, Betty, a été laissée tomber. Elle ne se remet pas de la mort de son père, qui était « sa forteresse, son seigneur » et fera face à la mélancolie avec son cahier noir et en se donnant sans retenue aux hommes. Sa mère, Alice, possédée par sa passion de la pureté et de l’amour de Dieu, n’aura de cesse de lui arracher le diable du corps jusqu’au ravage tout en fermant les yeux sur le rapport incestueux que Betty entretient avec son père. Au moment, elle pourrait les surprendre, une douleur cinglante dans le bras l’arrête – la même douleur qui hantera Mary.
L’acuité de lecture de F. Biagi-Chai fît de May Day un enseignement pour la psychanalyse, et du Rendez-vous clinique un lieu où « l’on apprend comment agir par la parole sur les passions, c’est-à-dire sur le désir qui les résume toutes » (4).
1 Rendez-vous clinique préparé par Françoise Haccoun et Patrick Roux
2 Une pièce de Dorothée Zumstein, mise en scène par Julie Duclos, donnée au théâtre de la Colline.
3 Gitta Sereny (1921 -2012) auteur de Meurtrière à 11 ans, Une si jolie petite fille et Paroles non entendues.
4 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », cours du 9 mars 2011, inédit.