« De tous les animaux, l’homme a le plus de pente
À se porter dedans l’excès.
[…] Il n’est âme vivante
Qui ne pèche en ceci. Rien de trop est un point
Dont on parle sans cesse, et qu’on n’observe point ».
(Jean de la Fontaine, « Rien de trop »[1])
Il est des passions de l’être, liées au manque en nous, au manque en l’Autre, qui peuvent se traduire en demandes, désirs, mais aussi en revendications, dénonciations des manquements de l’autre. Il est des passions de l’âme qui aspirent le sujet vers un au-delà, dans un « mouvement suicide »[2] vers un Autre absolu. Il est des passions haineuses, discrètes ou éhontées qui tiennent, elles aussi, à la consistance que l’on donne à cet Autre : l’étranger, le politique, le savoir, le voisin, le malade…
La conjoncture actuelle est bien faite pour nous rappeler, s’il le fallait, que la pulsion règne sur le parlêtre au lieu d’aucun instinct, « il n’y a d’inconscient que chez l’être parlant. Chez les autres, […] il y a de l’instinct, soit le savoir qu’implique leur survie »[3]. Ce n’est guère le goût de sa survie qui oriente le sujet, mais bien plutôt son scénario de jouissance : coûte que coûte.
Le savoir mobilisé chez les parlêtres connait divers avatars, la passion du signifiant y est en cause, faisant de l’Autre, du partenaire, le lieu d’ardeurs d’intensité diverses. Passion discrète à l’occasion, logée dans un fantasme sobre, elle peut n’en être pas moins têtue. Rendue visible, la passion parfois bruyante déporte le sujet non plus vers l’Autre mais dans l’Autre, ou contre lui, jusqu’au gouffre de son inexistence ou sous le poids de sa démesure.
Nous connaissions « La Maladie d’amour », La Maladie de la mort[4], ce numéro sillonne les enjeux logiques des maladies de l’Autre dont les passions témoignent…
Alors que le désir mobilise, la passion aspire, menace ou expulse. Qu’elle soit de haine ou d’amour, quand le savoir-insu, ne donne plus sa limite aux affects, il n’y a qu’un pas pour rejoindre le tranchant mortel de la pulsion de mort. Resituer « l’Autre qui n’existe pas »[5] vers « un domaine […] dans lequel les choses sont instituées avec un caractère de demi-existence »[6] est peut-être la condition de passions plus dignes, des passions lacaniennes ?
[1] Fontaine (de la) J., « Rien de trop », Fables de la Fontaine, 2nd recueil, 1678, disponible sur internet.
[2] Cf. É. Laurent à propos d’Antigone : Laurent É., « Un sophisme de l’amour courtois », La Cause freudienne, n°46, octobre 2000, version CD-ROM, Paris, EURL-Huysmans, 2007, p. 11.
[3] Lacan J., « Télévision », Autre écrit, Paris, Seuil, 2001, p. 511.
[4] Duras M., La Maladie de la mort, Paris, Édition de Minuit, 1982.
[5] Miller J.-A. & Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 1996-1997, inédit.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 127.