Dans « Fonction et champ de la parole et du langage » (1953), Lacan répond aux dérives qu’il constate dans la psychanalyse de son époque. Ces « nouvelles tendances manifestées dans l’analyse » [1] dénoncées par Lacan sont aujourd’hui généralisées dans la société. Elles sont favorisées par le discours de la science et les discours égalitaristes et consuméristes, qui contribuent à empêcher la division subjective et à gommer la question de la différence des places, comme des sexes au profit de l’autodétermination de chaque sujet. L’aliénation du sujet aux « objectivations du discours » [2] liée à la civilisation scientifique est déjà mise en lumière par Lacan en 1953 : « le “ce suis-je” du temps de Villon s’est renversé dans le “c’est moi ” de l’homme moderne » [3] : aliénation du sujet au moi qui fait du langage « un mur […] qui s’oppose à la parole » [4].
Face à cela, Lacan impose résolument la fonction de la parole : « la parole, même à l’extrême de son usure, garde sa valeur de tessère » [5]. Il met aussi en lumière la valeur de la vérité dans l’expérience analytique. À ce moment-là de son enseignement, la vérité est la vérité inconsciente, « chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge » [6]. La vérité est sens caché et retrouvé par la parole adressée à l’analyste, instituant « cette assomption par le sujet de son histoire » [7]. « Blanc » ou « mensonge », la vérité est double ici : elle réintroduit une continuité là où il manque quelque chose de l’histoire du sujet dans le discours conscient et est liée à l’Autre, à la réponse de l’analyste dans la parole intersubjective.
Mais les trous dans l’inconscient relèvent, à partir d’un certain point, du réel, concept qui va modifier la valeur de la vérité dans l’enseignement de Lacan. D’abord assimilée à l’inconscient transférentiel, la vérité va devenir sœur de jouissance, du côté d’un réel indicible. Lacan, en 1973, la dira « pas toute » : « La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel. » [8] Toutefois, si le vrai vise le réel [9], cette vérité analytique ne peut être atteinte que par le biais de la parole. Dans Encore Lacan élabore cela, en lien avec le savoir : « la jouissance ne s’interpelle, ne s’évoque, ne se traque, ne s’élabore qu’à partir d’un semblant » [10]. C’est-à-dire par les discours.
Aujourd’hui, le statut de semblant du discours est modifié et cela impacte le rapport à la parole et à la vérité des sujets contemporains. L’écart entre signifiant et signifié vacille faute du Nom-du-Père. Or, le mot n’est pas la chose, le signifiant ne peut pas épingler l’être du sujet, sinon à le couper de l’Autre de manière radicale ou à le rendre fou. La possibilité d’une vérité au sens d’une vérité singulière, unique, s’en trouve affectée. La vérité devient une vérité qui s’impose, le langage étant alors « un mur […] qui s’oppose à la parole », pour reprendre l’expression de Lacan.
Le malaise contemporain, poussant les sujets dans une modalité très forte du « je n’en veux rien savoir », ne fait que renforcer la nécessité de la psychanalyse et de sa pratique liée à la parole. Concluons avec la formule de P. Philippe De Georges : « L’expérience analytique est l’affrontement le plus résolu à ce recouvrement [du plus intime de la vie : le sexe et la mort] » [11]. Il faut donc y aller, résolument !
Hélène Coppens
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[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits Seuil, 1966, p. 302.
[2] Ibid, p. 281.
[3] Ibid.
[4] Ibid. p. 282.
[5] Ibid., p. 251.
[6] Ibid., p. 259.
[7] Ibid., p. 257.
[8] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 509.
[9] Cf. ibid.
[10] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Seuil, Paris, Seuil, 1975, p. 85.
[11] De Georges P., « Par-delà le vrai et le faux. Vérité, réalité et réel en psychanalyse », Paris, Éditions Michèle, 2013, p. 20.