« Moi la vérité, je parle » [*][1]… La prosopopée de Lacan est publiée en 1956, sous le titre « La chose freudienne ». Dix ans après, dans « La science et la vérité », Lacan ajoute un commentaire : « Pensez à la chose innommable qui, de pouvoir prononcer ces mots, irait à l’être du langage, pour les entendre comme ils doivent être prononcés, dans l’horreur. » [2]
La vérité et la haine
Peu après, à la fin du Séminaire XVII, Lacan s’approche de la « chose innommable », et non plus « chose freudienne », en commentant une des références majeures de son apologue, Baltasar Gracián qui, dans son Criticon, imagine la ville idéale de la vérité, dans la splendeur de son évidence : « Les maisons étaient en cristal, aux portes et fenêtres ouvertes à deux battants ; il n’y avait pas de traîtresses jalousies, ni de couverture de camouflage. Même le ciel y était très clair et très serein, sans brumes d’embuscade… Mais sa joie ne dura pas longtemps : se dirigeant vers la grand-place où se trouvait le palais transparent de la Vérité triomphante, ils entendirent, avant de l’atteindre, des cris immenses comme sortis de la gorge de quelque géant : – Gare au monstre ! Gare à l’ogre ! Sauvez-vous, tous, ça y est, la Vérité a accouché, un fils hideux, odieux abominable ! Il arrive, il vient, il vole ! À cette épouvantable clameur, chacun prit la fuite » [3].
Au chapitre suivant, le héros apprend que le monde n’est pas transparent, qu’il est entièrement chiffré. « Alors, toutes les vérités sont chiffrées ? – Je te répète que oui, de la première à la dernière. » [4] De plus, il apprend que le monstre qu’ils ont fui est « la haine, la fille aînée de la vérité ». Nous voyons combien le moraliste Gracián nous a précédés sur les voies de la vérité.
Nous avons vu, au Capitole, la voix de la haine accouchée de la vérité complotiste, sous la guise de ce sujet coiffé de sa tête de bison, QAnon Shaman, qui voulait pendre ce pauvre Mike Pence.
Une place à laisser vide
Il faut laisser libre la place de la vérité, elle doit rester cachée, toute tentative de la montrer, de la dire toute revient à dire un mensonge, plus ou moins effroyable. En 1956, lors de la prosopopée, Lacan énonce les soi-disant vérités que l’époque de la guerre froide voulait tenir pour sûres, d’un côté et de l’autre du rideau de fer : « le marché mondial du mensonge, le commerce de la guerre totale et la nouvelle loi de l’autocritique » [5]. C’étaient les fakes de l’époque : le mensonge du marché, le doux commerce menant à la guerre totale, et les procès de Moscou comme vérité du régime.
C’est un point que reprend Lacan dans L’Envers de la psychanalyse pour le préciser : « rien n’est incompatible avec la vérité : on pisse, on crache dedans. C’est un lieu de passage, ou pour mieux dire, d’évacuation, du savoir comme du reste » [6]. Faire de la vérité un lieu d’évacuation où on pisse et on crache, c’est affirmer les liens de la vérité avec le langage. C’est Locke qui a fait du langage un égout, « the great conduit », le grand égout, où l’homme répandait ses mensonges sans pour autant arriver à corrompre les « sources du savoir » [7]. Les mensonges sont autant d’objets de déchets qui passent, laissant ouverte la voie du savoir.
La vérité, sœur du savoir
Lacan oppose ensuite la posture de certains analystes qui croient pouvoir se tenir au lieu de la vérité sans avoir à passer par le savoir, qui seul permet de défaire les croyances à la vérité : « On peut s’y tenir en permanence, et même en raffoler. Il est notable que j’ai mis en garde le psychanalyste de connoter d’amour ce lieu à quoi il est fiancé par son savoir, lui. Je lui dis tout de suite : on n’épouse pas la vérité ; avec elle, pas de contrat, et d’union libre encore moins. Elle ne supporte rien de tout ça. La vérité est séduction d’abord, et pour vous couillonner. Pour ne pas s’y laisser prendre, il faut être fort. Ce n’est pas votre cas. Ainsi parlais-je aux psychanalystes, ce fantôme que je hèle » [8]. La séduction de la vérité est telle qu’on peut vouloir s’y tenir. C’est le ressort de la position anti-intellectualiste dans la psychanalyse ou encore celle des tenants de la clinique séparée de la théorie, ou de l’écoute sacralisée. Cette illusion est le point de faiblesse du psychanalyste dont Lacan parle. Il n’est nul psychanalyste en particulier. C’est une fiction, mais Lacan veut attacher fermement le psychanalyste dont il parle au savoir. Ce n’est pas de la vérité qu’on apprend, on doit le savoir. Le bout de vérité, c’est ce qui peut s’en écrire. C’est ce que dit le chapitre IV du Séminaire XVII : « vérité n’est pas un mot à manier hors de la logique propositionnelle, où l’on en fait une valeur, réduite à l’inscription, au maniement d’un symbole […]. Cet usage […] est très particulièrement dépourvu d’espoir. C’est bien ce qu’il a de salubre » [9].
L’inconscient est le vrai sur le vrai
À condition de laisser, dans le langage, la place du vrai sur le vrai libre, alors peut s’y manifester l’inconscient comme savoir. Il se manifeste dans les ruptures, brisures et ratures de la chaîne langagière des échanges, de la soi-disant communication : « C’est même pourquoi l’inconscient qui le dit, le vrai sur le vrai, est structuré comme un langage […]. Ce manque du vrai sur le vrai […], c’est là proprement la place de l’Urverdrängung » [10].
Le savoir ne doit pas non plus occuper la place de la vérité. Lacan reformule ainsi la mise en garde de Heidegger : « rien ne résiste plus au zèle du savoir, lorsque la capacité technique de dominer les choses se déploie en une agitation sans fin. C’est précisément dans ce nivellement omniscient d’un savoir, qui n’est plus que savoir, que s’estompe la révélation de l’étant, qu’elle sombre dans l’apparente nullité de ce qui n’est même plus indifférent, de ce qui n’est plus qu’oublié » [11]. Lacan généralise et déplace la méfiance de Heidegger envers la science en reprenant le terme d’effroyable qu’utilise Gracián : « ce qu’il y a d’effroyable dans la vérité, c’est ce qu’elle met à sa place » [12]. C’est une façon de repenser le caractère voilé, la Verborgenheit, de Heidegger [13].
La science, la vérité, le réel
Le savoir dont parle Lacan n’est pas celui de la technoscience. La psychanalyse n’est pas une science, mais un jeu logique avec le sujet de la science. Le savoir qu’elle invoque, c’est ce qui se recueille, se dépose dans une psychanalyse. C’est l’inconscient comme appareil de rencontre de la jouissance comme réel. C’est le seul savoir sur la jouissance à la portée du sujet. Le programme de jouissance du fantasme s’appuie sur la pulsion comme trieb, et se dégage des effets de vérité. Ce trieb a pu être traduit par Lacan comme « dérive de la jouissance » [14]. C’est ce point que Jacques-Alain Miller a mis en valeur dans son commentaire de « l’esp d’un laps » [15]. Le vrai est à la dérive quand il s’agit de réel [16].
Le refus du passage par le savoir du sinthome pour viser directement le vrai sur le vrai a un autre visage. C’est celui du sujet qui se refuse à toute dérive de l’inconscient, celui qui s’installe par sa parole, en le sachant ou non, au lieu du faux sur le vrai. C’est le bouchon, le fake absolu.
[*] Texte prononcé lors de la journée « Question d’École. Le Fake », le 23 janvier 2021, en visioconférence.
[1] Lacan J., « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 409.
[2] Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, op. cit., p. 866.
[3] Gracián B., Le Criticon, Paris, Seuil, 2008, p. 360-361
[4] Ibid., p. 363.
[5] Lacan J., « La chose freudienne… », op. cit., p. 409.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 214.
[7] Locke J., An Essay Concerning Human Understanding, The Pennsylvania State University, Electronic Classics Series, Jim Manis, Faculty Editor, Hazleton, troisième partie, chap. XI, § 5, p. 500.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, op. cit., p. 214.
[9] Ibid., p. 62.
[10] Lacan J., « La science et la vérité », op. cit., p. 868.
[11] Heidegger M., « De l’essence de la vérité », Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 181.
[12] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, op. cit., p. 216.
[13] Heidegger M., « De l’essence de la vérité », op. cit., p. 182.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 102.
[15] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 571.
[16] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 22 novembre 2006, inédit.