L’ACF en Rhône-Alpes a organisé en partenariat avec le cinéma « Le Navire » à Valence, une soirée ciné-psychanalyse autour de la diffusion du film de Nils Tavernier, L’histoire extraordinaire du Facteur Cheval. Notre invité, Jérôme Lecaux, psychanalyste membre de l’ECF et de l’AMP, a serré quelques points logiques à partir des remarques et questions posées par le public venu au rendez-vous de cette conversation.
L’œuvre cinématographique, c’est d’abord ce qui nous touche, avant que d’être l’œuvre de vie du facteur Joseph-Ferdinand Cheval (1836-1924). Une distinction s’est opérée entre la fiction du cinéaste et celle de l’artiste dont l’œuvre se présente en abîme par rapport au film, a avancé J. Lecaux. Celui-ci, servi par le jeu magistral des acteurs, Laetitia Casta et Jacques Gamblin, nous dépeint la dignité d’un homme dont le destin est sublimé par la poésie des images. Il s’agit d’un homme taiseux, dont la rigidité du corps qui oscille entre ancrage et rupture, ne peut rien dire de son lien à l’autre. Sa femme se fait l’interprète de sa relation silencieuse avec le monde. Elle l’humanise pour lui faire rejoindre la communauté des hommes.
Comment cet homme, facteur de son métier, parcourant des kilomètres à pieds sur les hauteurs de la Drôme est-il poussé par une telle force de travail, jusqu’à se faire « cheval de trait » ? Comment va-t-il consacrer sa vie à la transmuer en force d’invention créatrice au service de l’édification de son art ? L’artiste s’impose avec son œuvre incomparable et unique, au-delà du repérage de son activité monomaniaque et de la pluie de signes qu’il prélève dans la nature. Si la question du diagnostic – qui hante l’époque contemporaine – fut posée par le public, comme pour tenter de stabiliser l’énigme à l’aide d’une signification, pour autant cette question n’est pas celle du cinéaste.
Car ce que l’on voit plutôt se déployer, c’est la façon dont le facteur Cheval fait usage de l’obstacle pour le retourner en s’appuyant sur l’objet. L’obstacle, la « pierre d’achoppement » qui cause sa chute, se rebrousse en effet de création. Elle inaugure l’évènement de l’acte, devenant appui et socle de son Palais, par lequel il donne forme à ses rêveries. Il se sert de la contingence de la rencontre avec cet objet pour construire une lecture du monde. Fasciné par les formes sculpturales pétrifiées que la nature a modelées au cours du temps, il construit un assemblage hétérogène de l’insolite, passant de l’intuition à la composition d’une véritable invention architecturale.
Au point de jonction des origines du religieux, le Palais Idéal [1] constitue l’Aufhebung de l’artiste, autant dans le saisissement de son existence qu’au seuil anticipé de sa disparition, à travers l’élévation immortelle de son œuvre, qui sera aussi celle de son tombeau. Le foisonnement du signifiant et du signifié dont l’œuvre témoigne, stratifie les obscurs méandres de l’imaginaire. Nommé dans un premier temps « Seul au monde », le Palais Idéal, contemporain de la naissance et du malheur de la perte de sa fille Alice, nous rappelle en quoi l’art se sert de l’accidentel pour dominer le réel par le signifiant. C’est en quoi, il est affine à l’invention de « l’inconscient […] foncièrement soliloque, que c’est parler tout seul pour se défendre du réel » [2], comme le note J.-A. Miller.
Et puis il y a la fonction de l’écriture gravée dans la sculpture : des sentences, des formules proverbiales issues du sens commun que le facteur Cheval cueille dans la langue, comme autant de cailloux ramassés sur le chemin, nous dit J. Lecaux. De l’influence des cartes postales, almanachs et autres journaux lus au cours de ses tournées, à la découverte stupéfiante du temple d’Angkor, de l’île de Pâques, il organise cet ailleurs rêvé. L’écriture se fait inscription et façonnage de ce qui fonde pour lui l’instruction et le monde de la civilisation.
Dans le prolongement du film, Nils Tavernier a écrit un ouvrage remarquable, Le Facteur Cheval : Jusqu’au bout du rêve [3] en se référant aux cahiers rédigés par l’artiste. On saisit comment il a su faire passer la solitude de sa création dans la collectivité, en impressionnant les témoins de l’époque, mais aussi comment son œuvre se hisse à la dimension de l’amour, au nom de sa fille Alice. Le Palais Idéal à Hauterives se prête en effet à jouer avec l’architecture du lieu. Les enfants la revisitent au creux des interstices, trouvant à accorder l’art naïf avec la recréation d’une aire ludique, propice au lien social.
[1] Le Palais idéal a été reconnu comme une œuvre d’art brut. Il a été classé en 1969 Monument Historique par André Malraux, alors Ministre de la Culture, au titre de l’art naïf. http://www.facteurcheval.com/
[2] Miller J-A., « Le réel, signifiant extrême », Lire Lacan au XXIe siècle, Paris, Champ Social, 2019, p. 27.
[3] Tavernier N., Le Facteur Cheval : Jusqu’au bout du rêve, Paris, Flammarion, 2018.