Pour interroger le nouveau de cette affaire, je suis revenue à la façon dont Lacan, avec la passe tente de résoudre l’obstacle majeur à la fin de l’analyse mentionnée par Freud, à savoir l’aspiration à la virilité pour les deux sexes. La thèse de Lacan est que cet obstacle se joue sur la scène du fantasme. J.-A. Miller[1] donne tout son poids à celle-ci : l’aspiration à la virilité est d’ordre fantasmatique, elle repose sur le comblement de moins phi par a, elle tient à l’élévation fantasmatique du phallus (c’est à ce titre d’ailleurs que l’obstacle fantasmatique peut être surmonté, dépassé, traversé) et il précise ceci : « C’est cela même l’institution du sujet cernée par Freud, soit le caractère radical de l’institution phallique du sujet par le biais d’un fantasme lequel est toujours phallique ». La virilité est par excellence de l’ordre du fantasme. Le fantasme est donc machine à viriliser les êtres parlants mâles ou les femelles. Dès lors, il s’agit de destituer le sujet de son fantasme phallique. Or qu’en est il aujourd’hui si on lit les grandes fractures « comme l’ordre viril reculant devant l’aspiration à la féminité » (J.-A. Miller) ?
Dans sa conférence « Kojève, la sagesse du siècle », du 27 juin 94, J.-A. Miller revient sur ce petit article de Kojève, « Le Dernier Monde Nouveau » dont Lacan recommande la lecture à la fin du séminaire IV pour s’instruire des profonds changements dans le rapport entre les sexes. Kojève, non sans ironie, inscrit les deux premiers romans de Françoise Sagan[2] dans l’époque du savoir absolu et de la démocratie : la fin du processus historique datant des conquêtes napoléoniennes. Il rend hommage à Sagan d’avoir fait éclater la vérité de cette période : celle « d’un monde (vu par une jeune fille) qui est nouveau parce complètement et définitivement privé d’hommes » : le monde du tous pareils, sans héroïsme mâle où les jeunes filles ne peuvent plus « être données ni prises, mais doivent se contenter de se laisser faire ». L’époque du savoir absolu est donc « corrélative du déclin et même de la disparition du viril » : où sont les hommes ? Au déclin du père, Kojève ajoute la crise du viril[3]. Celle ci remonte selon J.-A. Miller à une période bien antérieure, depuis ce traité du XVIème siècle de Baldassar Castiglione où à l’idéal du chevalier doit s’ajouter l’esprit, la grâce, la musique, les bonnes manières de l’homme de cour.
Dans un tel contexte discursif, notre époque n’est-elle pas à lire comme une réponse à la dévirilisation ? Nous sommes à l’ère de l’omnivirilisation des semblants, où tout se met à fonctionner comme l’organe viril. La figure de Terminator (squelette de fer à l’apparence humaine) donnerait en quelque sorte le principe du fantasme à l’époque « pornographique » : les héros/ hardeurs du porno sont en somme des body buildés pris au piège d’une surenchère de virilité, machines à bander, condamnées à la jouissance perpétuelle, défaites de leur prestige viril.
De façon dialectique, le féminin gagne du terrain sur l’inconscient mâle. Mais toujours pas de fantasme féminin. Bénédicte Jullien et Serge Cottet relèvent dans un article sur le libertinage aujourd’hui[4], que les pratiques dites de « débauche » plutôt soft comparées à l’idéologie sadienne qui défiait les lois de la République, se caractérisent par des fictions égalitaires et autres contrats politiquement corrects auxquels elles sont associées. De fait, il n’y a qu’un seul fantasme, celui de l’homme auquel une femme veut bien consentir. Mais existe-t-il des libertines auteures de scénarios indépendants de la médiation de l’homme, c’est-à-dire du phallus ? La question mérite d’être explorée à partir de la pratique.
Pour conclure je relèverai que le fantasme ne suit pas les variations des discours et leurs mutations : il persiste identique à lui-même, c’est ce qui en fait son paradoxe. En tant que fiction il s’apparente à une vérité mais il occupe la place d’un réel. La psychanalyse ne produit pas de nouveau fantasme, au sens où elle n’est pas arrivée à produire de nouvelle perversion[5]. Le fantasme semble fixe, inerte dans son dispositif, en raison de son enracinement dans le corps jouissant.
Dans l’expérience analytique, il se découvre une autre voie pour atteindre la jouissance que le fantasme. Au-delà du fantasme phallique, un fois atteint « l’horizon déshabité de l’être »[6], demeurent les restes symptomatiques qui attestent de la jouissance comme telle. Elle est appareillée dans un réseau encore plus fondamental que le fantasme que Lacan a appelé sinthome. Si le sujet barré se soutient d’un fantasme compensant son manque à être, fiction qui s’abandonne, s’oublie ou se désactive, le parlêtre se supporte d’un sinthome, qui s’avère plus fort que tout. Cela n’implique à priori aucun cynisme à l’endroit des semblants.
Quelle est dans cette perspective, la place et la fonction du phallus ? Ce n’est plus le phallus de la signification commune, celle de la castration, mais un semblant très spécifique, signifiant de la jouissance une la plus singulière, impossible à négativer, sans commune mesure, à qui il revient de « vérifier le réel »[7]. En tant que signifiant qui manque à l’Autre, il est indépassable. Il ne désigne aucune singularité triomphante. A cet égard, le psychanalyste reste à part, non pas à partir d’une identification, ni d’un trait d’exception, mais de la destitution de sa virilité.
Ce texte est extrait de l’intervention faite par Christiane Alberti au Congrès de l’AMP à Rio le 25 avril 2016.
[1] Miller J.-A., L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », cours du 9/2/11, inédit.
[2] Cf. Sagan F., Bonjour tristesse, Un certain sourire.
[3] Le spectre de la dévirilisation hante les sociétés européennes depuis la fin du XIXème siècle jusqu’aux grandes guerres : affaiblissement des énergies mâles, déperdition de la force. Dés la fin du XVIIe, montée en puissance de l’homme du marché. Corbin a très bien décrit cet archétype, de « sexe en deuil » après Baudelaire, de l’homme triste à mourir, de ce rôle de même viril auquel il est contraint, qu’il porte comme le fardeau de l’image antique de la virilité guerrière. L’éthique matrimoniale notamment induit cette disparition du viril : l’idéal du bon mari.
[4] Cf. Du Tac au Tac 22 Duos de psychanalystes. Faire couple. Liaisons inconscientes, ebook à télécharger sur le site ECF échoppe, à l’adresse http://www.ecf-echoppe.com/index.php/pourquoi-veux-tu-te-marier.html
Serge Cottet y questionne notamment le libertinage au féminin, dans son article « Couples pervers : libertins et autres échangistes ».
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005.
[6] Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 641.[6]
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, op. cit., p. 118.