En un peu plus d’un siècle, la psychanalyse a profondément bouleversé la civilisation. Héritage freudien, le droit à la parole est aujourd’hui un droit inaliénable, en régime démocratique tout du moins. Il est cependant interrogé à nouveau frais aujourd’hui. Le débat quant à ladite « liberté d’expression » est devenu incandescent. À l’heure où certaines radicalisations s’achèvent en passages à l’acte meurtriers, surgissent d’autres radicalités, discursives. Certains voudraient par exemple un droit de parole à géométrie variable : de tel sujet, seuls quelques-uns pourraient parler. Les passions identitaires dictent qui aurait droit au chapitre. D’autres voient au contraire dans une liberté absolue d’expression, une voie illimitée pour leurs haines, se dédouanant alors de toute responsabilité quant aux conséquences de leur dire. Ceux-là s’offusquent lorsque leur est rappelé le caractère offensant, ou pire, de leur propos : « On ne peut plus rien dire ! »
La note nostalgique de cette formule, trahit le rêve d’un paradis perdu, de cet heureux jadis, où il était encore possible de tout dire. Faire porter, à l’air du temps, le chapeau de l’impossible à dire ravale ce dernier au rang d’une impuissance. Censure, interdit et autre politiquement correct seraient la cause de ce peine-à-dire. Qu’il serait beau de pouvoir dire sans entraves !
Le trajet d’une analyse vise précisément l’inverse. S’il y a bien un certain tout dire que met en fonction la règle analytique, c’est sur fond d’un impossible à dire. Pour Lacan, « [i]l s’agit dans la psychanalyse d’élever l’impuissance (celle qui rend raison du fantasme) à l’impossibilité logique (celle qui incarne le réel) » [1]. Le discours analytique prend au sérieux le fait qu’il y ait un indicible, mieux, il en fait la visée de la cure, et aussi son moteur.
De l’inanalysable au trou
Freud concluait de sa clinique qu’une analyse bute, inexorablement, sur un irréductible, référant cet inanalysable au complexe de castration. Il appréhendait cette butée à partir de la différence des sexes : à la femme, « l’envie du pénis », à l’homme « le refus de la féminité » [2]. C’est un binarisme qu’on lui reproche assez, en ces temps où le deux du sexe serait en passe de virer en indicible moral. L’existence de ce point insoluble faisait conclure à Freud que l’analyse, quand bien même finie, resterait nécessairement infinie.
Lacan situe autrement l’irréductible en jeu dans une analyse. Il en fait la conséquence de l’existence d’un réel hors d’atteinte, face auquel parole et langage rendent les armes. Avec Lacan, l’irréductible vire en indicible. L’enjeu éthique d’une analyse devient dès lors : comment chacun en répond-il ? Les rocs freudiens ne sont plus appréhendés comme des indépassables, mais se voient ramenés au rang de fantasme, donc susceptibles d’être analysés, voire traversés. Il y a un au-delà.
Lacan n’a eu de cesse de tenter de le cerner, de le serrer, de toujours plus près. De l’hallucination surgissant « [a]u lieu où l’objet indicible est rejeté dans le réel » [3], tel que Lacan la formalise dans les années cinquante, au « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant » [4], qu’il énoncera vingt ans plus tard. Au fil de l’avancée de son enseignement l’indicible devient, pour Lacan, transclinique. Il n’est plus référé à un défaut de la métaphore paternelle. Il se voit rapporté au réel auquel chacun a affaire, réel sur lequel le délire de chacun, sa vérité, achoppe. Au-delà de la structure, on assiste à une extension du domaine de l’indicible.
Sur cette voie vers le réel, Lacan s’attache, dans le Séminaire Encore, à formaliser un régime de la jouissance ne se laissant radicalement pas appareiller par le discours. Il s’enseigne du témoignage de certaines femmes, des mystiques, pour appréhender ce qu’il épingle alors du terme de jouissance féminine, non par essentialisme biologique, mais parce que des femmes en témoignent le mieux. L’indicible se conjugue alors, pour un temps, au féminin : « Il y a une jouissance à elle dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve » [5]. Voilà une nouvelle guise de l’indicible : cette jouissance qui ne passe pas au savoir, rétive à l’articulation S1–S2.
La conquête de l’analyse
Lacan propose de différencier ces deux expériences que sont la psychanalyse et la mystique précisément à partir de la façon dont chacune aborde non pas le manque, mais le trou, cet indicible qui ne manque de rien. Dans « L’étourdit », Lacan parle d’« imagination du trou » [6] pour souligner comment l’abord freudien rapporte le trou aux orifices du corps mis en jeu dans la pulsion : l’image du corps est aux commandes. C’est en des termes militaires que Lacan évoque alors une voie au-delà de l’image, renvoyant mystique et psychanalyse dos à dos : « C’est la conquête de l’analyse que d’en avoir fait mathème, quand la mystique auparavant ne témoignait de son épreuve qu’à en faire l’indicible. » [7] Cela permet à Lacan de sérier trois abords possibles du trou, trois réponses à l’indicible : l’imaginariser, en faire l’épreuve, en faire mathème.
Dans son cours « Le banquet des analystes », Jacques-Alain Miller commente ce passage de « L’étourdit ». Il isole comment, si Lacan s’enseigne de l’expérience mystique, il en différencie pourtant nettement l’expérience analytique. Si l’une se boucle sur un pur éprouvé – qui équivoque là avec l’épreuve mystique dont parle Lacan –, l’autre vise un au-delà de cette épreuve, silencieuse, car saturée de jouissance. Il y a là une éthique de l’indicible : de la même façon que l’inexistence du rapport sexuel ne dédouane aucunement chaque analysant de rendre compte de la façon dont il s’en arrange, sitnhomatiquement ; l’existence d’un indicible n’implique pas de se taire.
Insulte ou mathème
Comment, à partir de cette formalisation de l’écart entre ces deux expériences, dire quels effets produit l’existence d’un indicible ? J.-A. Miller propose ceci : « On pourrait donc dire que le chemin à parcourir va de l’indicible au mathème. Mais on pourrait dire aussi bien qu’il va de l’indicible à l’insulte. » [8] Il rapproche alors ces deux termes à partir d’une thèse forte : mathème comme insulte relèveraient d’une réponse à l’indicible, réponse évacuant le sens : « Là où il n’y a plus de mots pour le dire, tellement ça dépasse toute limite, toutes les ressources du langage, on détache, du trésor de la langue comme Ⱥ, un signifiant pour épingler le réel. À cet égard, l’insulte et le mathème, c’est la même chose. À cet égard-là seulement. » [9]
L’insulte est précisément une voie de défense contre l’indicible. Sur le fait même qu’il y ait de l’indicible, qu’en passer par le langage produise nécessairement une perte. En effet, qu’est-ce qu’une insulte si ce n’est la tentative d’essentialiser une altérité radicale, d’assigner un être à ce qui est rencontré mais inassimilable ? C’est une façon de viser à une intégralité : l’insulte vise en effet à dire tout, à ramener l’Autre à un trait, à un prédicat, à un mot le qualifiant sans reste. Celui qui se livre à l’insulte, croira ne plus rien pouvoir dire, de s’être en retour fait taire d’un coup sur le bec. Alors qu’au fond, il a fait le choix de ne plus rien dire, croyant éperdument en son insulte comme dernier mot de l’affaire.
L’expérience analytique serait-elle un envers de l’insulte ? L’indicible est précisément une condition nécessaire à l’expérience analytique : on s’adresse à un analyste parce qu’il y a eu rencontre avec un réel qui a fait trou. Au-delà des effets thérapeutiques, une analyse menée à son terme vise à produire un analyste. Nous pourrions dire que la procédure de la passe, voulue par Lacan comme pilier de son École, relève de la voie du mathème. Elle le met précisément au cœur de son dispositif. En effet, l’enjeu est de témoigner, certes, mais de témoigner de ce qui peut se transmettre intégralement : un fragment de lalangue arraché au langage, hors sens, mais pas indicible. Plutôt que se plaindre de ne plus rien pouvoir dire, il s’agit alors de s’affronter à un impossible : transmettre ce sur quoi il n’y a plus rien à dire.
[1] Lacan J., « Compte rendu du Séminaire XIX », Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 243.
[2] Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, t. II, 1921-1938, Paris, PUF, 2005, p. 266.
[3] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 535.
[4] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 278.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 69.
[6] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 485.
[7] Ibid.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 20 décembre 1989, inédit.
[9] Ibid.