« Je suis allé au marché aux oiseaux
Et j’ai acheté des oiseaux
Pour toi
mon amour
Je suis allé au marché aux fleurs
Et j’ai acheté des fleurs
Pour toi
mon amour
Je suis allé au marché à la ferraille
Et j’ai acheté des chaînes
Pour toi
mon amour
Et puis je suis allé au marché aux esclaves
Et je t’ai cherchée
Mais je ne t’ai pas trouvée
mon amour ».
Jacques Prévert, « Pour toi mon amour »
En février dernier à Toronto, une professeure de littérature propose à sa classe virtuelle [1] deux textes de poésie un de Léopold Senghor et l’autre de Jacques Prévert « Pour toi mon amour ». Une élève de seize ans, panéliste de la classe virtuelle, demande quand ce texte a été écrit et s’il fait partie du matériel pédagogique établi par la commission ou si c’est un choix de l’enseignante ? Fin du cours. La professeure dans la soirée est avertie par son directeur qu’on va parler d’elle lors d’une émission de la chaine de télévision City News et de ce qu’elle enseigne un texte raciste faisant référence à l’esclavage. Le soir, le texte de Prévert apparaît à l’écran, traduit en anglais, comme preuve. L’élève prend la parole, elle est floutée et sa voix modifiée. Elle dit avoir été profondément offensée. Par Zoom, une sanction disciplinaire s’applique immédiatement. La professeure est suspendue quelques semaines. Par la suite, un courrier précise que si de tels événements devaient se reproduire, elle pourrait être congédiée.
Par quel tour de force le poème « Pour toi mon amour » s’est-il trouvé qualifié de texte raciste ? Quel désappointement quand on se rappelle ce que Prévert a fait contre le racisme. N’écrivait-il pas à ce propos : « Le racisme et la haine ne sont pas inclus dans les péchés capitaux, ce sont pourtant les pires. »
Sans remettre en cause l’offense ressentie, car il convient de l’accueillir comme la souffrance qu’elle est, accordons-nous tout de même d’interroger où serait le racisme et la discrimination dans ce texte ? Le poème contient trois épisodes où l’amoureux dit son obsession de sa quête amoureuse. Il se heurte à la chimère de l’amour mis en cage, la futilité des cadeaux éphémères, la vanité des chaînes de l’alliance qui n’enserrent que le vide. Une conclusion retourne le désir liberticide de l’amoureux transi et capitonne le sens. L’aimée est absente du marché aux esclaves. Aucun amour vivant ne résiste à l’entrave des chaînes qui contraignent les corps, pas plus qu’à l’asservissement de l’être aimé. Nul esclavagisme, nulle soumission possible pour que l’amour soit l’amour. Lacan, dans son Séminaire sur Le Transfert, rejoint le poète :« Et en effet, donner ce qu’on a, c’est la fête, ce n’est pas l’amour » [2]. Et encore dans L’Angoisse, il formule : « l’amour, c’est […] donner ce qu’on n’a pas » [3].
Alors comment se produit cette offense ? Dans ce qui s’entend et non ce qui se lit. L’instant de voir empare, la jeune fille est offensée, elle a compris, elle sait, elle agit. Notons que la réponse vient avant la question. Elle n’interroge pas le professeur sur le sens, elle le dénonce. Cette accusation émotive de racisme est relayée par la direction et les médias avec la même précipitation. Un principe prévaut, « il n’y a pas de fumée sans feu ». La littéralité fait la radicalité, en tous les cas son creuset. C’est une interprétation ratée de la poésie qui fait le déchaînement. Lacan avait constaté très précisément que quand la poésie rate, c’est qu’elle n’écrit qu’une seule signification : « Le propre de la poésie quand elle rate, c’est de n’avoir qu’une signification, d’être pur nœud d’un mot avec un autre mot » [4]. Dans ce cas, il n’y a pas de distinction du texte ou du contexte, mais une réfutation du lieu de l’énonciation, un refus des lois du langage que sont la métaphore et la métonymie, car ce qui prime, semble-t-il, c’est le signe. C’est ce qui fait signe. Or le mot n’est pas un signe, mais un nœud de signification. C’est pourquoi d’ailleurs, la poésie ne s’explique pas plus que le mot d’esprit, cela les ferait tomber à plat. Car la poésie est ce qui résonne entre sens et son, et résonne dans l’équivoque. Or là, c’est le caractère univoque du mot qui devient signe qui prédomine. Jacques-Alain Miller propose un point d’appui précieux quand il énonce que la fonction du signe est à rapporter à la jouissance [5]. Dans ce cas, il semble que le mot « esclave » soit le signe d’une jouissance, celle du dominant, celle de l’homme sur les femmes. Peut-on rajouter, celle de l’homme blanc et français de surcroit ?
L’article ne le précise pas, mais dans la logique métonymique de l’intersectionnalité et des stratifications des discriminations, c’est la série qui se déroule. Cette jouissance se fait certitude : « La certitude est du côté […] où sa jouit » [6]. Séparons alors, l’exigence pressante de la satisfaction de la réparation de l’offensée, la jouissance du pouvoir de la direction dans la sentence et le buzz pour les médias qui fabriquent de l’émoi. Mais pour chacun des trois, le rejet et la discrimination est de mise, et ce n’est que par l’exclusion et le « faire taire » que s’ordonnance la réponse. Alors dans la conversation, il est peut-être possible de réintroduire le mot en tant que signifiant, soit ce qui représente un sujet pour un autre signifiant, et ainsi mettre à jour que la jouissance imputée à l’autre n’est peut-être pas celle que l’on croit, ni celle qui paraît ni celle de qui elle est. Car c’est dans la parole retrouvée, adressée à un autre que l’équivoque, les assonances, les résonnances, l’impossible de faire Un avec l’autre auquel le poète se heurte, trouvent à se glisser.
Laissons le dernier mot au poète : « C’était un homme, il suivait toujours son idée. C’était une idée fixe, et il s’étonnait de ne pas avancer. » [7]
[1] Cf. Baillargeon N., « Ils ont osé ! », Le Devoir, 12 juin 2021, publication en ligne (www.ledevoir.com)
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 419.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 128.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre », leçon du 15 mars 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 11.
[5] Cf. Miller J.-A., in Miller J.-A. & Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 5 mars 1997, inédit.
[6] Miller J.-A., « Introduction à la lecture du Séminaire L’angoisse de Jacques Lacan », La Cause freudienne, n°59, février 2005, p. 78, disponible sur le site de Cairn.
[7] Cf. Prévert J., Fatras, Paris, Gallimard, 1966.