Nouveau désordre amoureux
Marie-José Asnoun & Pierre Sidon
« Dans le nouveau désordre amoureux qui définit le régime de l’alliance dans notre civilisation, le sujet n’en tient pas moins au mariage et à la filiation. » [1]
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Le mariage : entre Nom-du-Père et résidu ? [2]
Marie-José Asnoun
Fonction fondatrice de la mère [3]
« Dans les pays d’Europe occidentale dont les langues dérivent du latin, le cadre lexical du mariage renvoie à une forme juridique par laquelle la femme se prépare à devenir mère par sa rencontre avec un homme. » [4]
Résistance et déclin du mariage
Le mariage, dans tous ses états peut être posthume depuis la première guerre mondiale. Il a été réintroduit en droit français en 1959.
Toutefois, il décline, en faveur d’autres styles d’unions. « En France, l’Institut national d’études démographiques (INED) rapportait qu’en 1965, 5,9% des naissances provenaient de parents non mariés. En 2012, ce pourcentage était monté à 56,6%. » [5].
Déclin du Nom-du-Père et déclin du mariage
Pourquoi se marie-t-on encore aujourd’hui alors que fonctionne la symétrie juridique pour un homme et une femme ? L’argument du contrat est faible puisque tous les formes d’unions proposent des formes de contrat similaires à celui du mariage. Et nous sommes dans un monde de contrats illimited.
Pour le nom ; pas davantage puisque maintenant l’épouse peut garder son nom et les enfants issus du mariage peuvent aussi bien porter le nom du père que celui de la mère, que les deux noms accolés.
Au nom de l’amour ? Si nous acceptons que cela puisse être une cause, toutefois, l’amour peut s’exprimer hors cette institution.
Le mariage serait-il une forme de résistance, aux divers remaniements de l’usage des noms, à la dissolution de la tradition ou à la « pratique sociale comme telle qui effectue des variations réglées sur les usages auparavant admis » [6].
À l’instar du Nom-du-Père, si le mariage, décline, il se maintient. Pouvons-nous articuler le déclin du Nom-du-Père et le relatif déclin du mariage ?
Il semblerait que le mariage occupe à la manière du Nom-du-Père une fonction de régulation qui, selon l’usage ou le mésusage du Nom-du-Père, peut virer à la dérégulation.
Freud installe le « père comme l’autorité la plus ancienne, la première, il est pour l’enfant l’autorité unique. Tous les autres pouvoirs sociaux se sont développés à partir de cette autorité primitive (avec la seule réserve du matriarcat) » [7]. Il poursuivra sa théorie générale du père dans Totem et tabou où il y « fonde le père dans sa position tragique, irréductible à l’histoire, à partir d’une évolution longue, néodarwinienne, et d’un meurtre originel » [8]. Puis, « Freud termine son essai en capitonnant Totem et tabou avec le complexe d’Œdipe : ‘‘Au terme de cette enquête que j’ai conduite en abrégeant au maximum, je voudrais donc énoncer le résultat que voici : dans le complexe d’Œdipe, les commencements de la religion, de la morale, de la société et de l’art se rencontrent.’’ » [9]
Éric Laurent souligne que « ce qui est essentiel n’est pas seulement que le père soit au fondement. Le complexe d’Œdipe laisse une trace indélébile dans la vie affective » [10].
C’est déjà une ébauche de réponse. On se marie au nom du complexe d’Œdipe, au moins pour une part.Le père freudien ne surplombe pas l’histoire, il s’y montre irréductible.
« Lacan prend parti, au contraire pour un père résolument historique. […] Plutôt que de saisir l’Œdipe comme un invariant qui ne change jamais, il le fait dépendre des formes d’évolution de la civilisation. N’éprouvant aucune nostalgie envers les formes traditionnelles de la famille, il appréhende la famille moderne dans son évolution vers une réduction à sa forme nucléaire, noyau minimal de l’alliance entre l’homme et la femme » [11] – forme toujours actuelle. Citons, avec É. Laurent, ce passage fameux : « Nous ne sommes pas de ceux qui s’affligent d’un prétendu relâchement du lien familial. […] Mais un grand nombre d’effets psychologiques nous semblent relever d’un déclin social de l’imago paternelle. Déclin conditionné par le retour sur l’individu d’effets extrêmes du progrès social, déclin qui se marque surtout de nos jours dans les collectivités les plus éprouvées par ces effets : concentration économique, catastrophes politiques. […] Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin constitue une crise psychologique. Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même » [12].
Alors si le complexe d’Œdipe est un des noms de la libido, un mode libidinal au Nom-du-père, il ne résorbe pas pour autant toute la jouissance, ne résout pas la nostalgie de la jouissance illimitée.
En articulant l’évolution de la famille vers une forme réduite, nucléaire, Lacan « énonce […] la fin de l’histoire de la parenté et le début de l’histoire de l’alliance homme-femme telle que la psychanalyse en explore les impasses » [13]. Pierre Sidon vous les développera.
Lacan affirme ainsi la diffraction contemporaine du père et ses conséquences pour la civilisation.
Le Mariage : un statut de résidu ?
Lacan nous indique le problème à savoir le traitement de la jouissance par une civilisation, pas sans incidence sur la famille et le mariage.
« La croyance au père en est un instrument parmi d’autres, déplacé par cette mise en commun, dans un espace donné, des ‘‘impérialismes de la jouissance’’. » [14]
Se marie-t-on seulement au Nom-du-Père ? Ou pouvons-nous plutôt appréhender le mariage comme un effet de résidu du Nom-du-Père ? Ce terme nous introduit à la famille et au mariage conçus comme reste, objet a produit par l’histoire.
Le résidu s’articule sur les noms du père, de la mère, de l’enfant, du mariage.
Cela produit ou non un type de nouage entre le Nom-du-Père qui arrive à faire quelque chose de vivant et au-delà de l’Œdipe, un au-delà de la croyance au père qui se trouve réduit à sa fonction d’outil, à un instrument.
À l’échec partiel du Nom-du-Père, le mariage indique-t-il une particularité du désir, dans cette nouvelle alliance matrimoniale ? S’en passer, s’en servir à l’instar du Nom-du-Père ? À l’ère de l’illimited, indique-t-il une tentative de limiter l’illimited ? Quelle incidence cette forme a-t-elle sur l’amour, le désir et la jouissance ?
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Tout contre
Pierre Sidon
C’est un duetto certes. Mais séparé. Marie-Jo, je ne sais pas si tu es pour le mariage, mais moi non plus. Tout contre, même comme disait Guitry… Le mariage, c’est comme la guerre, trop grave pour être confiée à des militaires [15] : le mariage est chose trop belle pour être confiée à des mariés ! Quand on voit ce qu’on en fait… Je ne parle même pas des divorcés : eux au-moins ont le mérite d’arrêter les frais – quoique : en matière de frais… Non, je parle de ceux qui continuent le combat…
Moi, on m’avait proposé un duetto avec… Enfin, elle a pas pu. Au dernier moment elle a dit non, elle aurait pas pu être là aujourd’hui… J’imaginais un duetto comme un air d’Opéra… Je m’voyais déjà… De toute façon c’était un mariage arrangé hein, alors… Avec une ou avec une autre. Quoique. Éric Laurent disait jadis que ça ne mettait pas non plus à l’abri de l’amour. C’est dire si on pourrait épouser… au fond… n’importe qui. On pourrait… on le faisait.
Et est-ce qu’on n’aime pas aussi… n’importe qui ? Tu passes des décennies dans ton village, ou tu fais métro, boulot, dodo, tu vois quoi ? C’est quoi ton horizon ? Dix, vingt personnes susceptibles de devenir tes partenaires… Et tu tombes raide amoureux de la seule personne au monde dont t’aurais pu tomber amoureux, c’est la seule et l’unique et elle habitait en face de chez toi ! T’es le mec le plus chanceux au monde ! Bon, ça c’est le délire de l’amour : « l’infini à la portée des caniches » [16] ! Alors c’est quoi le secret ? Eh ben c’est que t’es marié avec quoi ?… Avec ton symptôme. Du coup ça match avec plein de monde… Et comme il suffit, pour flamber, d’une petite condition d’amour, un regard comme ci, un pli de peau comme ça, une fossette, un rebondi des fesses… Ça c’est pour les mecs : condition d’amour fétichiste. Et pour les filles, bah, c’est quand même un peu plus sophistiqué mais si ça leur parle… c’est pas impossible du tout ! Certains y arrivent très bien. Bon, y’a un « amour plus digne » [17] dit Lacan. Mais c’est déjà ça.
Tu tombes amoureux, mais c’est pas forcément réciproque l’amour. C’est pas symétrique – au contraire des sentiments dit Lacan. Par exemple tu vibres quand l’autre te désire pas. Ou mieux : ne t’aime pas. Ou encore : l’autre est sérieuse et toi tu fais le bouffon… Et ça peut même s’emboîter comme ça dans un mariage arrangé… Dans n’importe quelle confrontation, duo… En duetto même ! Et tac ! C’est parti pour des décennies d’insatisfaction – quand ça marche bien. Mais c’est ça que tu veux et tu ne le sais pas. Et en plus ça te permet de te dérober. Un couple c’est toujours gagnant-gagnant. Le truc c’est que tu sais pas en général en quoi t’es gagnant : tu souffres donc tu jouis. T’es marié, t’es mari. Fort mari même. Le Larousse de l’ancien français donne un deuxième sens au verbe marié : comme égaré.
Mais tout ça c’est à deux : l’amour, c’est un duetto : parler à deux mais chacun peut parler tout seul aussi parce qu’on parle toujours tout seul en fait… Comme ici. Mais moi, j’aime bien la conversation Marie-Jo.
Bon, j’ai dit : dans ta vie tu croises dix, vingt personnes… Mais ça c’était avant hein ! Maintenant tu croises quoi ?… Cent ? Mille ? Des millions potentiellement avec la bonne appli ! Tu les croises… virtuellement parce qu’en fait tu rencontres plus personne : réellement. L’amour… le sexe même ? De moins en moins. Les statistiques sont formelles : les trentenaires pensent pouvoir trouver toujours mieux alors ils cassent et ils se cassent. Quant au sexe, les sondages sont impressionnants – pour ce que ça vaut : les jeunes avouent pratiquer moins et préférer leur smartphone. Ça pour s’écrire, on s’écrit ! Mais quand on commence à se parler, eh bien, on commence à s’entendre… Et on ne s’entend plus du tout. Plus on adore son image, plus on déteste la parole de l’autre… parce qu’on se détourne de la sienne, qui véhicule l’inconscient et la pulsion.
Est-ce que c’est un désordre, tout ça ? Moi je trouve que c’est plutôt un ordre ! D’ailleurs Zygmunt Bauman dit que c’est liquide. Liquide, fluide, laminaire… l’amour ? Mais c’est turbulent au contraire ! Non… Tout ça rentre dans l’ordre en fait : chacun de son côté – et c’est d’ailleurs pour ça que les vaches seront bien gardées. C’est un ordre parce que c’est pas amoureux. Lacan le dit bien : la science forclôt les choses de l’amour. C’est pas l’amour liquide : c’est l’amour liquidé !
Et le mariage dans tout ça ? Eh bien il tient le coup ! Bizarrement semble-t-il. On se marie, encore. Mais moins et moins longtemps et avec plus de variété. Une américaine, Yasmin Eleby, s’est mariée avec elle-même. Un japonais s’est marié avec la chanteuse virtuelle Hatsune Miku. On dira que c’est des simulacres mais le mariage est une forme de simulacre aussi.
Et puis on se marie pour fonder une famille, toujours. Et bien sûr quand on n’y a pas le droit ou que la biologie s’y oppose, on en réclame le droit et les moyens : mariage gay, procréation assistée. On continuera encore de se marier quand la relation sexuelle sera prohibée – ça, c’est demain. Parce que si l’amour disparaît, la filiation tient le coup. Et si le mariage perd du terrain, le désir d’enfant se porte bien. Pourquoi ? Eh bien est-ce que l’enfant n’est pas spécialement bien fait pour jouer le rôle de fétiche ? Et pas que pour les mères. Or l’époque est au fétichisme de la marchandise (Marx) et Deleuze disait même que la société est perverse car autrui n’existe pas. Tout le monde veut un enfant. Ça deviendra même un droit humain fondamental à mesure qu’on saura encore mieux en fabriquer – proprement d’ailleurs, c’est-à-dire sans relation sexuelle. Mais qu’en faire ?
Hilary Clinton disait qu’il faut un village pour bien l’élever : It Takes a Village, titre de son livre [18]. C’est beau mais l’époque n’est plus aux utopies familialistes, au kibboutz. Ni aux pouponnières d’état. Les idéologies et utopies sont déjà passées par là. Mais il n’est pas sûr qu’on soit définitivement vacciné contre tout ça et on n’est pas à l’abri d’un eugénisme forcené qui fabriquerait des enfants sans désir, donc déshumanisés. Bon, on n’a pas besoin de ça avec l’épidémie d’autisme qu’il y a déjà… Et pour l’instant il semble qu’on veuille encore inscrire les enfants dans le discours de l’Autre. À l’exception de quelques cas particuliers munis parfois même de prénoms néologiques, l’humanité semble avoir encore besoin de la filiation et du nouage des symptômes. Fabian Fajnwaks parle même de l’enfant sinthome. Alors il faut bien le mariage, ou n’importe quel type de contrat – pourquoi pas privé d’ailleurs, façon libertarien américain (David Boaz du Cato Institute), pour faire tenir tout ça justement, et d’autant plus qu’il n’y a pas d’amour : le mariage vient en opposition à l’amour : mariage arrangé pour éviter l’amour, mariage d’amour au temps où l’amour disparaît. Bien sûr ça dure trois ans, mais c’est juste ce qu’il faut pour fonder une famille et après, après l’explosion… nucléaire. Enfin c’est la famille qui devient… plus que nucléaire, monoparentale : c’est la scission du noyau. Chacun part de son côté, dans l’individualisme démocratique qui révèle la vérité de la jouissance du parlêtre. Et en attendant ? Ils vécurent heureux, quelque temps, et eurent… quelques enfants. Avant de recommencer… la même chose.
À moins que, d’avoir tiré au clair l’Inconscient dont tu es le sujet, comme disait Lacan, te permette d’accéder à un amour plus digne. Un amour plus digne, c’est savoir que tu parles tout seul… Pour te permettre de parler à un autre. Et d’en faire un partenaire à part entière de ta vie.
Avec ou sans contrat.
[1] Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », La Cause freudienne, n°60, Paris, Navarin/Seuil, juin 2005, p. 142.
[2] Duetto lors des 48e Journées de l’ECF, le 16 novembre 2018.
[3] Cf. De Boysson B., Mariage et conjugalité. Essai sur la singularité matrimoniale, Paris, L.G.D.F., 2012.
[4] « Mariage », disponible sur le site internet Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mariage
[5] Ibid.
[6] Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », op. cit., p. 132.
[7] Freud S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 192, note ; cité par É. Laurent, in « Le Nom-du- Père entre réalisme et nominalisme », op. cit., p. 135.
[8] Ibid., p. 136.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 137.
[12]Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 60-61, cité par É. Laurent, in « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », op. cit., p. 137.
Et Cf. Miller J-A., « Lecture critique des ‘‘complexes familiaux’’ de Jacques Lacan », La Cause freudienne, n°60, op. cit., p. 33-51.
[13] Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », op. cit., p. 138.
[14] Laurent É., « Le Nom-du-Père entre réalisme et nominalisme », op. cit., p. 139.
Et Cf. Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 373.
[15] Cf. Clémenceau G., cité par G. Suarez, in Soixante années d’histoire française. Clémenceau. Dans la mêlée, tome 1, Paris, Jules Tallandier, 1932.
[16] Cf. Céline L.-F., Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, 1972, p. 17.
[17] Lacan J., « Note italienne », Autres écrits, op. cit., p. 311.
[18] Clinton H., It Takes a Village, New York City, Simon & Schuster, 1996.