L’aphorisme « La femme n’existe pas » éloigne toute tentative d’essentialisation et se lit comme l’effort de resserrage, par Lacan, de la logique intrinsèque au rapport entre les sexes et au langage. L’ouverture ainsi repérée de l’ensemble fait s’éloigner les vœux d’union ontologique, cette illusion de faire du Un avec du deux, et conduit à lire l’amour sous un jour différent : à partir d’une certaine jouissance. Le scandale n’est donc pas celui d’une négation qui porterait sur le féminin, mais d’une positivité en excès, pouvant donner à l’amour un style érotomaniaque.
Romain Aubé
L’amour au temps de « La femme n’existe pas » [*]. Les Grandes Assises virtuelles Internationales s’ouvriront du 31 mars au 3 avril 2022 et inaugureront un nouveau format de Congrès pour l’Association mondiale de psychanalyse sous le titre « La femme n’existe pas ».
Le thème « Le nouveau de l’amour » est un axe privilégié pour se demander pourquoi Lacan en est venu à proférer cet aphorisme si surprenant : « La femme n’existe pas ». En effet, c’est la position féminine, la sexualité féminine, qui constitue pour Lacan la voie princeps à partir de laquelle il interroge l’amour à partir et au-delà du phallus.
En indiquant « nouveau », on entend d’emblée qu’il s’agit, pour les psychanalystes, de se demander avec quel nouveau réel ils jouent leur partie aujourd’hui ? Disons, en termes durkheimiens, que ce n’est ni le social ni les coordonnées actuelles du lien social qui éclairent le nouveau de l’amour, ce sont au contraire les impasses, les malentendus et les symptômes actuels de l’amour qui éclairent notre civilisation comme étant celle de La femme n’existe pas. Comme l’avance Laurent Dumoulin, l’aphorisme de Lacan La femme n’existe pas dissone suffisamment pour interpréter un des nœuds du malaise actuel [1].
Je distinguerai deux aspects du moment présent.
1) Les observateurs les plus attentifs de nos sociétés ont relevé avec force que l’ordre érotique tendait à s’aligner sur l’ordre économique. Sous l’effet des nouvelles technologies, par exemple, le nouveau se caractérise par l’inflation de l’offre qui pousse à optimiser les partenaires. Le sexe et l’amour tendent à s’y régler sur des impératifs de l’hyperconsommation (performance, rapidité, efficacité : séduction express et fast sex). L’Autre, qui arrangeait les rencontres selon les semblants de la tradition, est ici remplacé par l’application, mais il s’agit toujours d’un arrangement par un Autre de pacotille et selon les canons masculins, la forme mâle du désir (Φ(a)) où Φ est la fonction du signifiant perdu. L’homme appréhende la femme en tant qu’objet du fantasme, objet cause du fantasme venant compléter la part manquante du sujet. D’ailleurs, les applications ou sites internet exploitent la puissance des images, la captation visuelle : la forme du désir comme fasciné, aimanté par un objet. Disons que la « forme fétichiste […] de l’amour » [2] tend à se généraliser, comme Jacques-Alain Miller a pu le faire remarquer : « La femme moderne tend aujourd’hui à faire de l’homme un objet a [,] un moyen de jouissance. Cela va de pair avec une certaine dévalorisation de l’amour » [3]. Un autre chemin de l’amour envers le partenaire est-il possible qui ne soit pas celui de réduire l’autre à un objet a ?
Si l’amour est bien donner ce qu’on a pas [4], quel est son destin de nos jours, dès lors que le sujet est sans cesse tourné vers l’objet à acquérir ? En effet, Lacan fait remarquer que le désir a une cote que l’on fait monter ou baisser culturellement. Et c’est du prix accordé au désir sur le marché que dépendent, à chaque moment, le mode et le niveau de l’amour – l’amour comme valeur étant fait de l’idéalisation du désir. Lacan n’hésitait pas à pointer à cet égard l’ennui et la morosité comme symptômes de l’après 1968 et son idéologie de la liberté sexuelle.
2) Le deuxième élément à prendre en compte concerne la revendication identitaire centrée sur l’identité sexuée, dont le choix s’étend à l’infini avec, à son extrême, comme paradigme du rapport entre les sexes : la séparation, un désir de séparation. En effet, un néoféminisme radical peut aller jusqu’au séparatisme lesbien [5] qui ramène chaque femme à son corps (voire à sa couleur), dans une fragmentation à l’infini. La structure du groupe qui en ressort est fondé sur l’imaginaire des corps, on se ressemble. Une communauté des frères sans le mythe du père mort ? La seule réponse au réel pulsionnel serait donc le groupe, une fausse fraternité en somme, une sororité de corps. Cette revendication féministe ou « de féminité » se veut à même le corps, dans une fragmentation à l’infini et, du coup, une ségrégation à l’infini. Ce qui a donc commencé avec la volonté de changer la langue (avec la tâche sans fin du politically correct, la chasse aux micro-agressions, la féminisation de la langue), de chasser le phallus dans la langue, se termine sur le corps et, en toute logique, sur l’absence de dialogue entre les sexes, car, pour entrer dans la « carrière » de l’amour [6], il faut parler.
Remarquons qu’un des leitmotiv du discours contemporain sur l’amour porte sur l’obstacle, le poids, l’oppression que constitue le patriarcat dans les relations amoureuses. Paradoxalement, dans une civilisation où tous les semblants de la tradition patriarcale sont pulvérisés, il y a comme une convocation des signifiants du père, un appel au signifiant du père. Dans son dernier ouvrage, Réinventer l’amour [7], Mona Chollet soutient que le patriarcat constitue l’obstacle majeur à la réalisation d’un amour digne hétérosexuel. De fait, ce n’est pas du père – celui castré de l’hystérique – dont parle la tendance dominante du néoféminisme, mais du phallus. C’est comme si, dans le lien amoureux dont elle parle, les femmes rencontraient l’Homme avec un H opposé à la Femme avec un F. Or, comme l’écrit Anaëlle Lebovits-Quenehen : « S’il n’y a pas plus de définition de la femme qu’il n’y a d’essence de la femme, c’est que les femmes, en ce point où le féminin les habite, ne coïncident pas avec elles-mêmes. » [8]
La critique de Lacan de l’amour du père freudien est bien plus subversive, car elle conduit à une autre conception de l’amour que l’amour idéalisé pour le père, précisément à partir de la jouissance féminine et du pas-tout. C’est une conception phallocentrée de l’amour du père qui guidait Freud. Or, l’amour du père côté femme fait apparaître pour Lacan une dissymétrie : il s’agit notamment d’être aimée du père dans sa particularité et non à l’égal des autres. N’est-ce pas la manière dont Lacan définit l’amour dans son premier Séminaire ? Il distingue, de la captation imaginaire, de l’illusion de l’amour de ne faire qu’un, le don actif de l’amour, qui vise l’au-delà de la satisfaction par un objet. Quelle forme cela prend-il ? L’amour exige, aussi loin que possible, la « complète subversion du sujet dans une particularité », avec ce que cette particularité peut avoir d’impensable, d’opaque : « On veut être aimé pour tout – pas seulement pour son moi, comme le dit Descartes, mais pour la couleur de ses cheveux, pour ses manies, ses faiblesses, pour tout. » [9] Inversement et aussi bien à cause de cela, le don actif de l’amour vise l’autre, dans son être.
Lacan n’hésite pas à parler d’épuration du moi – au-delà des qualités particulières et de ce que l’on paraît être, dans l’amour on aspire au développement de l’être de l’autre. En ce sens, l’amour, nous dit Lacan, est une « carrière sans limite » [10]. Or, il n’y pas d’autre façon de viser l’être que la parole.
Ainsi, le désir d’être aimé implique de viser l’être de l’Autre dans sa particularité. Cette définition de l’amour ne donne-t-elle pas le principe de ce que Lacan a nommé la « forme érotomaniaque de l’amour » [11] côté femme. Il ne parle pas d’érotomanie, mais de style, de forme érotomaniaque : est-ce à dire que l’amour désigne ici un mode de jouissance qui absorberait le sujet ? Car en effet, le sujet s’y efface dans la jouissance, au sens où cette jouissance excède le fantasme qui lui donne sa tenue phallique.
Lacan donne des indications cliniques précises dans son Séminaire sur L’Angoisse pour indiquer que la présence de l’objet y est secondaire, de surcroît, car elle n’est pas liée au manque d’objet comme c’est le cas du côté homme. Chez ce dernier, l’objet est une condition du désir, tandis que pour la femme, le désir de l’Autre donne à sa jouissance un objet « convenable ». Qu’elle y tienne, c’est ça l’amour, dit Lacan. En somme, au moment où elle occupe cette place de causer le désir, la médiation de l’homme lui permet de présentifier sa jouissance à elle, y accédant. En effet, le désir féminin ne s’articule pas seulement au phallus mais aussi à Ⱥ, cet Autre du désir qui doit parler pour que le sujet le reconnaisse comme objet. Ainsi, la parole d’amour donne à la femme un supplément d’être, elle lui confère de la substance jouissante au-delà du phallus.
La jouissance y est en effet articulée à ce défaut de signifiant, côté femme, une jouissance à elle, qui n’existe pas et ne signifie rien. C’est une jouissance qui ne se rapporte ni à l’être ni au sens.
Cette jouissance a en elle-même rapport à l’instance de l’Autre (Ⱥ), lequel n’est pas l’Autre du signifiant, mais un lieu radicalement Autre, une altérité radicale. Cette jouissance confronte le sujet à la limite de ce qui peut être symbolisé et qui, étrangement, consiste à dépendre de l’Autre. De cette structure de la jouissance féminine, on peut déduire l’exigence de l’amour : être reconnue comme la seule, la seule que la jouissance dépasse.
L’exigence logique de la parole, que Débora Nitzcaner a développé dans son argument [12], se saisit ici comme ce qui donne son médium, son appareillage à la jouissance féminine : que l’Autre parle est « un élément intrinsèque de la jouissance » [13]. L’amour est tissé dans la jouissance et relève du dire. Ce que Dominique Laurent écrivait ainsi : « C’est bien en s’appuyant sur le style érotomane du désir féminin que Lacan peut énoncer que la fonction de l’inconscient, à savoir lalangue, “c’est que l’être, en parlant, jouisse” » [14].
Plusieurs interrogations seront, pour nous, des voies d’exploration :
Cette dimension de la parole, au-delà du lien amoureux et des capacités sublimatoires des femmes, touche à ce que Lacan nomme, dans ses « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », « l’instance sociale de la femme » en tant qu’elle transcende à l’ordre du contrat [15] et touche à la société tout entière. En somme, comme le montre Francesca Biagi-Chai [16], les modifications durables qui peuvent être introduites dans le social via la langue ainsi que tout ce qui tend à dépasser le conforme sans pour autant viser le consensus contrastent avec le lien homogénéisant des communautés fondées sur le « tous », « tous les hommes ». C’est précisément parce que la jouissance féminine n’est pas complémentaire à la jouissance phallique, mais supplémentaire qu’elle en modifie la mesure et, en cela, touche au dépassement des limites. Lacan cite l’exemple des Précieuses, lesquelles ont, au nom d’un amour idéalisé, fait œuvre d’inventions singulières au point de marquer la langue et de se référer à un au-delà des conventions. Ce qui est en jeu, c’est une jouissance à la forme érotomaniaque qui, au-delà du lien amoureux, marque de son sceau le social, une jouissance non interdictrice porteuse d’effets civilisateurs.
Quelle place prend de nos jours la lettre d’amour et l’écriture ? Dans quelle mesure la lettre, celle dont Lacan dit qu’elle féminise, marque de son sceau le social ? À l’heure de l’écriture inclusive, comment comprendre, tel que l’interroge Philippe La Sagna, ce propos de Lacan que ce sont les femmes qui ont inventé la langue [17] ? Quelle place pour une écriture qui laisse sa place à ce qui s’extrait de la rupture des semblants et ne cesse pas de ne pas s’écrire, comme le questionne Ram Mandil [18].
Dans une civilisation qui tend à occulter la fonction de la parole et de la lettre, l’amour demeure précisément une des rares choses qui puisse encore surprendre notre destin d’assujettis à la communication généralisée : c’est pourquoi l’amour de transfert reste une chose rare, une chose de finesse qu’il faut défendre.
[*] Le présent article reprend pour une grande part ma contribution à la Xe Rencontre de l’ENAPOL qui s’est tenue du 8 au 10 octobre 2021 sous le titre « Du nouveau dans l’amour », en guise de présentation des Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP.
[1] Cf. Dumoulin L., « Deux sexes, un corps, aucun univers », argument pour les Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP 2022, publication en ligne (www.grandesassisesamp2022.com).
[2] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.
[3] Miller J.-A., L’Os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 86.
[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 140.
[5] Cf. Alberti C., « L’opinion lacanienne », Lacan Quotidien, n°897, 26 novembre 2020, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 305.
[7] Chollet M., Réinventer l’amour, Paris, La Découverte, 2021.
[8] Lebovits-Quenehen A., « Si la femme n’existe pas, les hommes sont-ils des femmes comme les autres ? », argument pour les Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP 2022, publication en ligne (www.grandesassisesamp2022.com).
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 304.
[10] Ibid., p. 305.
[11] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op. cit., p. 733.
[12] Nitzcaner D., « Nuances du féminin », argument pour les Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP 2022, publication en ligne (www.grandesassisesamp2022.com).
[13] Cf. Miller J.-A., L’Os d’une cure, op. cit.
[14] Laurent D., « Le désir féminin et la sexuation », argument pour les Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP 2022, publication en ligne (www.grandesassisesamp2022.com), citant J. Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 95.
[15] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op. cit., p. 736.
[16] Biagi-Chai F., « L’instance sociale de la femme », argument pour les Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP 2022, publication en ligne (www.grandesassisesamp2022.com).
[17] La Sagna P., « Les femmes, la lalangue et le serpent, un trio d’orygine », argument pour les Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP 2022, publication en ligne (www.grandesassisesamp2022.com).
[18] Mandil R., « Comme un immense corps de femme », argument pour les Grandes Assises virtuelles internationales de l’AMP 2022, publication en ligne (www.grandesassisesamp2022.com).