Histoire de langage
« Drogue » est un terme tombé en désuétude, ou presque, alors que s’entendent dans le discours « stupéfiants », « produits », « consommation », « usagers », mots résonnant avec notre époque. Les objets-drogues entrent dans la série des produits de consommation, summum du discours capitaliste qui fait le maître moderne.
De « toxicomanie » qui définissait une pratique stricte (prise d’une substance – le toxique – et une pulsion à y retourner) nous sommes passés à « l’addiction », concept anglo-saxon venant alors gommer les points aigus des consommations prises dans le corps. Historiquement, le grec « pharmakon » permettait de rendre visible la double lecture : un poison et son retournement en un remède. La prise de substance, dans son usage singulier, peut donc se lire comme traitement de ce qui fait trace et produit de jouissance face à la rencontre troumatique pour chaque sujet.
Le « tous addict », slogan actuel, se base davantage sur le comportement en-trop ou en-pas-assez. Le plus de jouir se révèle comme discours contemporain dans une fascination à jouir de tous les gadgets à disposition, « Narcos » faisant série [1]. Comme tous les gadgets, le produit addictif s’envisage comme prolongation de soi et peut faire fonction d’identité. Le tous addict est alors à lire comme discours du « m’être » [2], un m’être addict comme un nom de jouissance qui vient faire auto-nomination, effet du discours capitaliste valorisant la construction de et par soi-même.
Vers la dépénalisation : signe de la dépathologisation ?
Notre modernité note le passage du régime de la loi à celui de la norme. Freud puis Lacan l’ont démontré, l’évaporation du père de la loi amène à une pluralisation des modèles normatifs. C’est donc le surmoi avec ses objets à jouir qui commandent. Nous sommes loin des lois de prohibition des stupéfiants qui ont eu cours au XXe siècle dans le monde occidental et jusqu’en 1970 où, à la réponse pénale, s’ajoutait une réponse médicale.
Actuellement le chemin de la dépénalisation est enclenché. En effet, depuis mi-2020 une simple amende forfaitaire – reconnaissance du délit sur le plan administratif – suffit pour marquer l’interdit quant à la possession de stupéfiants en deçà d’une certaine quantité. Dans les faits, celle-ci s’applique majoritairement sur le cannabis, substance en vogue, dont son dérivé le CBD [3] se veut être un marché fleurissant en France. CBD, Cannabis, etc. : comme l’analyse David Briard, et la clinique nous l’indique, « les effets de la libéralisation du cannabis sont à peine mesurés que […] s’annonce déjà celle de la cocaïne » [4].
La dépénalisation prend attache avec la dépathologisation. Les consommations sont admises, toutes sur le même plan. Processus de déstigmatisation à l’œuvre, l’addiction s’inscrit dans la norme et se veut moins considérée comme pathologie. Prime alors le pousse à jouir des objets-drogues dans une fluidité des jouissances et non plus dans une référence, à la suite d’une prise de substance spécifique, aux effets dans le corps. C’est donc moins le toxique – et ce qu’il recèle dans sa fonction particulière – qui est problématique que la jouissance dans un en-trop, signal de l’excès, qu’il y aurait à ramener dans une norme.
Aurélia Verbecq
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[1] « Narcos », série télévisée américaine de 2015, retraçant l’histoire d’un cartel de drogue en Colombie dans les années soixante-dix, se place dans la lignée de nombreuses séries sur ce sujet, révélant l’engouement du public.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975.
[3] Cbd : Cannabidiol non médical légal à la consommation si contenant -0,3% de THC.
[4] Briard D., « La dépathologisation de la consommation de cocaïne versus ce qui o-père une symptomatisation de la jouissance » in Blog Pipol 11, consultable à https://www.pipol11.eu/2023/06/08/la-depathologisation-de-la-consommation-de-la-cocaine-versus-ce-qui-o-pere-une-symptomatisation-de-la-jouissance-david-briard/