Musique contemporaine : la fuite du son [1]
Qu’est-ce qui, dans la musique contemporaine, mérite l’oreille du psychanalyste ? On dira : rien de ce qui est moderne ne saurait lui être étranger. On répète que l’artiste précède la psychanalyse ; celle-ci l’aurait-elle enfin rattrapé ? Le temps qu’elle comprenne est-il advenu ? Varèse pensait, dans les années 1930, que la musique était en retard sur son temps : « De nos jours, la musique en est au point mort parce qu’elle n’est pas en contact avec le monde actuel. » [2] Aujourd’hui, c’est l’inverse ; on dirait qu’il y a un retard du goût sur la création ; l’avant-garde musicale des années 1950-1960 ne s’est guère imposée jusqu’à aujourd’hui et n’a touché qu’un public limité. Ce décrochement fait symptôme et doit être interrogé du point de vue de la psychanalyse, qui ne manque pas d’outils pour apprécier le message contemporain.
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Au-delà du beau ?
Le beau est-il toujours l’idéal de la création ? Franchir les limites du beau pourrait être le symptôme de l’art contemporain, comme l’a montré́ Marie-Hélène Brousse [3]. On pourrait tracer une frontière entre l’art qui protège l’image phallique et idéalise le corps, et la traversée de ce fantasme par la peinture du XXe siècle. L’après-Picasso a confirmé cette subversion avec Bacon ou par exemple de Kooning et sa série des Women. Si dans l’art, jusqu’à aujourd’hui, Lacan assigne comme fonction à la beauté cette « barrière extrême à interdire l’accès à une horreur fondamentale » [4], le voile est arraché ; l’objet serait maintenant dénudé, désenclavé de toute chasuble idéale, un déchet.
Il est vrai que cette domination de l’objet-déchet réel dans la peinture contemporaine donne lieu à un bric-à-brac où la création n’obéit à aucune règle esthétique et ne se règle que sur les lois du marché, l’œuvre d’art étant réduite à une marchandise. Cette dérision est en effet manifeste dans l’art pop des années 1960-1970, avec Andy Warhol et plus encore à notre époque chez Damien Hirst et Jeff Koons. Quel parti prendre sur ce paradigme des arts plastiques ? La musique contemporaine est-elle éclairée par cette comparaison ?
Boulez fait remarquer que la peinture contemporaine est toujours assurée du succès ; le public se précipite aux expositions de Rothko et d’Andy Warhol comme de Basquiat. Aux États-Unis, le courant issu de Pollock et de l’expressionnisme abstrait a conquis un public ; l’art abstrait a connu un triomphe dans les années 1950-1960 à peu près au moment du sérialisme intégral ; alors pourquoi pas la musique ?
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Deux problèmes se posent : la musique contemporaine est-elle justiciable des mêmes analyses concernant l’objet plastique ? Par ailleurs, n’y a-t-il pas dans Lacan une esthétique au-delà du beau, de la belle forme et du phallus, dont une source nouvelle serait la théorie du sublime kantien à peine esquissée dans L’éthique ? Dans ces conditions, l’idéal de la belle forme ne serait plus forcément requis pour qualifier l’objet esthétique. Une voie vers l’illimité, l’informe, le difforme est ouverte dans cette catégorie du sublime, sans qu’on la confonde avec la sublimation, elle dépasse l’alternative : ou beauté idéale, ou objet a déchet.
Il est certain que la question du déchet se pose explicitement dans la musique contemporaine. Conjointement avec le rejet fondamental des canons du romantisme et de la tonalité, les finalités de la musique ont profondément changé : hypnotiser, agresser, étourdir, plutôt que charmer. Le règne du bel canto, qui traverse encore toute la musique du XIXe siècle, est aboli depuis Debussy. La voix est traitée comme un instrument parmi d’autres, comme le piano est devenu, avec Igor Stravinsky, un instrument de percussion. Aussi bien le cri que la voix enrouée des jazzmen comme tous les sons gutturaux prennent rang dans l’orchestre : hurlements, souffle et voix caverneuse se mêlent aux instruments à vent ; John Cage fait parler le corps. Il en est de même pour les instruments, tout ce qui était impossible à entendre en musique, et notamment le bruit, confondu longtemps avec l’antonyme de la musique, lui est désormais intégré avec la musique concrète de Schaeffer et Pierre Henri.
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Cette cacophonie revendiquée, qui reste en travers de la gorge de l’ordre symbolique classique, reste en deçà de tout idéal esthétique. Elle repousse au plus loin les limites de l’inaudible pour décevoir toute tentative de recherche d’un message.
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L’oreille n’est-elle charmée que par l’harmonie ? L’accord parfait, la résolution des dissonances ? La dissonance, les nœuds, n’est-ce pas ce que l’inconscient a de commun avec la musique moderne : une grimace du réel ? Et n’est-ce pas la survivance de canons du XIXe siècle qui la rend inaudible aujourd’hui, autant que le réel impossible à supporter ?
L’impossible à entendre, certes, n’est pas l’avenir de la musique mais une limite toujours variable à sa diffusion. La psychanalyse, comme pédagogie de l’écoute, sensible au silence (Cage), au soupir, au murmure, mais aussi aux couacs, à l’impossible à dire. La scansion de la langue devrait favoriser cette écoute au lieu d’être endormie par une musique qui répète toujours la même chose.
Les lacaniens devraient être sensibles à la musique de notre temps. L’objet a en musique n’est pas le réel nu de l’inaudible, mais le couac qui défait toute signification et tout confort harmonieux : comme les applications de l’électroacoustique, l’espace-son, la sphère, les nœuds sont les paradigmes incontournables pour penser la musique aujourd’hui. Pourquoi l’écoute ne serait-elle pas affectée par ce qui fait pavé dans la mare de l’univers sonore, à l’instar de ce qui se relève de notre expérience ? La leçon de Cage sur l’écoute fait écho à celle de Joyce sur la lettre. Pourquoi les oreilles du psychanalyste, tel une princesse aux petits pois, pourtant exercées au pire, seraient-elles écorchées par la saturation et la dissonance ?
Serge Cottet
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[1] Extraits, prélevés par Valentine Dechambre, de l’article de Serge Cottet paru dans un numéro hors-série numérique de La Cause du désir : Cottet S., « Musique contemporaine : la fuite du son », La Cause du désir, n° hors-série numérique, 2016, p. 49-64. Les extraits proviennent des pages 49, 57-58, 58, 59, 64.
[2] Varèse E., Écrits, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 123.
[3] Brousse M.-H., « L’objet d’art à l’époque de la fin du Beau », La Cause freudienne, n°71, juin 2009, p. 201-205.
[4] Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 776.