Je n’ai jamais oublié cette phrase prononcée par Jacques Borie en 1999, à la Section clinique de Lyon. Sa précision – chaque signifiant utilisé y a son poids –, nous fait entendre le souci d’un analyste qui n’a jamais reculé devant la psychose [1]. Et pourtant, si nous considérons une autre de ses prises de parole publiée [2] dans Les Cahiers de la clinique psychanalytique de 2016 nous mesurons combien la référence à la psychanalyse s’est absentée des lieux qui traitent la folie.
Il y a la question clinique et il y a l’énigme de la vie qui déborde largement les références aux diagnostics et aux protocoles pour « penser » les traitements. Cette année-là, nous avions choisi comme thème de travail, « La folie au XXIe siècle » [3]. J. Borie, évoquant le psychiatre allemand Clemens Neisser [4], nous rappelait que ce dernier faisait usage d’une notion pertinente, plutôt heureuse quant aux conséquences que nous pouvons en tirer, celle de « signification personnelle ». Il nous invitait à accueillir cette formulation de la psychiatrie du XIXe siècle à partir de ce que l’expérience de sa propre analyse enseigne au psychanalyste : « lorsque l’on parle, ça ne parle qu’à soi » [5]. La pratique de la conversation avec les psychotiques, soutenue dans les cabinets et dans les présentations de malade est une invitation faite au sujet, avançait-il alors, d’« expliquer sa signification personnelle » [6]. Un souci dont nous pouvons faire l’hypothèse qu’il permet d’apercevoir si elle « est compatible avec quelque chose en lien avec les autres » [7]. J. Borie proposait alors, du ton résolu qui était le sien, « la conversation comme traitement de la signification personnelle » [8].
Ne nous laissons pas emprisonner par le signifiant « signification » : il y a l’effet de sens produit par l’articulation signifiante, il y a les signifiants-maîtres qui verrouillent la formule du fantasme, il y a les signifiants / significations (S1), qui arriment le sujet en proie aux phénomènes élémentaires. Dans la présentation de malade par exemple, il ne s’agit pas d’un interrogatoire pour faire démonstration de la structure et faire valoir le savoir psychanalytique, ce qui serait délire. Il s’agit d’une conversation qui redistribue « la jouissance […] dans la parole » [9], réordonnant ainsi ce qui sera toujours à refaire, compte tenu des désordres qui habitent la lalangue du sujet. Quelle « signification personnelle », de ne pas faire sens commun, peut se prêter « à la saisie par l’Autre » [10], un Autre civilisé, dans la conversation en acte avec l’analyste ?
Je me suis souvent demandé ce qui pouvait faire la solidité d’une pratique, celle de la présentation de malade, renforcée avec le temps dans des institutions psychiatriques et de soins qui adoptent officiellement la langue « anti-sujet », « anti-parlêtre », mais continuent de les permettre, de les accueillir. Certes, il faut, côté institutionnel, avoir des amis, savoir-faire avec le mépris, la haine, et dans le même temps accepter de se prêter à l’inattendu de ce qui parvient à relier le sujet à la communauté humaine. J. Borie savait susciter ce transfert-là.
Une politique subtile qui n’exclut pas la fermeté et un enseignement qui se fait démonstration d’une rigueur attentive aux réponses de chacun·e, ce dont le psychanalyste, dans sa pratique, ne cessera jamais d’avoir à répondre.
* Borie J ., « La question du transfert avec les psychotiques », Les Cahiers de la clinique psychanalytique. La Section clinique de Lyon, n°4, décembre 1999, p. 37-49.
[1] Cf. Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », Ornicar ?, n°9, avril 1977, p. 12.
[2] Borie J., « La folie au XXIe siècle », Les Cahiers de la clinique psychanalytique. La Section clinique de Lyon, n°21, 2016, p. 23-35.
[3] Cf. ibid.
[4] Clemens Neisseur est l’auteur d’un ouvrage, Zentralblatt für Nervenheilkunde und Psychiatrie, paru en 1892, non traduit en français.
[5] Borie J., « La folie au XXIe siècle », op. cit., p. 31.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p. 32.
[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 20 mai 2009, disponible sur le site de l’ECF : causefreudienne.net.
[10] Ibid.