Le texte qui suit noue les principales références textuelles travaillées à l’occasion de l’étude de L’ombre d’un doute d’Alfred Hitchcock, sorti en 1943 [1] ; film extraordinaire articulant de façon subtile la triade du doute, de l’ombre et de l’objet.
Ombre, doute et coupure
Chacun sait que l’antinomie du doute est la certitude arrachée à l’angoisse dans l’action. Seule en effet l’angoisse, de tous les affects, est celui qui ne trompe pas : « la véritable substance de l’angoisse, c’est le ce qui ne trompe pas, le hors de doute » [2]. Si bien que tout ce qui s’inscrit sous l’espèce d’une cause première, par exemple comme idée parfaite chez Saint Anselme ou Descartes [3], n’est que l’ombre d’une cause plus radicale, insaisissable à la critique philosophique : « C’est son caractère d’ombre qui lui donne son côté essentiellement précaire. » [4] Freud montre que si le doute vient entacher, maculer le récit d’un rêve, ce doute même doit être intégré comme élément du tissage des pensées latentes [5]. Selon lui, dans l’inconscient, il n’y a, en effet, aucun de degré de certitude. Le doute est donc une défense au regard d’une certitude plus radicale concernant un réel irréductible à une symbolisation [6]. L’inconscient n’est ni l’ombre du doute, ni faible clarté : « Il est la lumière qui ne laisse pas sa place à l’ombre, ni s’insinuer le contour. » [7] Cette ouverture, ce trou d’où quelque chose de l’inconscient se fait entendre, n’est pas sans écho à la fameuse caverne de la fable platonicienne [8], à condition de réduire celle-ci à la place de sa sortie, vers laquelle, d’ailleurs, Platon « nous guide » pour nous délivrer de la « fausse consistance » des ombres dont les mots seraient porteurs.
Ombres et objets dans « le mythe de la caverne » [9] de Platon
Dans son Séminaire Le transfert, Lacan compare à cet égard la consistance de nos sentiments à celle des ombres qui s’agitent sur la paroi de la caverne platonicienne [10], répercutant « la jaculation célèbre de Pindare » [11] : « Rêve d’une ombre, l’homme » [12]. De cette caverne, on fait sortir l’un des prisonniers pour qu’il aille y contempler l’idée véritable. Si on regarde de près le texte, il s’agit, dans un premier temps, d’une lumière aveuglante plongeant le prisonnier dans un chaos, et dans un second temps de la stabilisation des choses par la fonction de l’εἶδος, de l’image, accordant les mots aux choses, et conjurant ainsi les effets de l’ombre [13]. La fameuse injonction delphique, au principe de La République de Platon « connais-toi toi-même », Γνῶθι σεαυτόν, redoublée dans le texte platonicien d’une injonction plus difficile à serrer : « Occupe-toi de ton âme », tourne pourtant autour d’une ambiguïté du statut de l’âme, relevée comme telle [14] par Lacan, ramenant ainsi la fausse consistance de l’ombre chez Platon à sa raison topologique : soit un objet que coincent les trois consistances RSI, et qui, au corps, ex-siste. Dans son Séminaire Le désir et son interprétation [15], Lacan avait déjà montré ce lien topologique de l’objet petit a à l’ombre narcissique ou phallique, soit « l’ombre d’une vie perdue », que poursuit Hamlet.
L’ombre de l’objet et le narcissisme
Dans son texte Deuil et mélancolie Freud montre que le sujet dit mélancolique s’identifie à l’objet « rejeté » : « l’ombre de l’objet, nous dit-il, tomba ainsi sur le moi » [16]. Freud reprend à cet égard le « connais-toi toi-même » de Platon en des termes dont l’ironie n’échappera à personne : lorsque le mélancolique se décrit comme la dernière ordure, Freud formule qu’il pourrait bien, en effet, « s’être passablement approché de la connaissance de soi », que « le prince Hamlet tient en réserve pour lui-même et pour les autres » [17]. Dans la fable de Platon, l’Idée comme principe du vrai est censée dissiper l’ombre d’un objet dont il n’y a pas d’idée [18]. C’est ce qui fait que « le mythe de la caverne » reste une référence politique essentielle dans l’enseignement de Lacan.
[1] Le Vecteur Psynéma de l’Envers de Paris a proposé le 19 janvier 2019, dans le cadre d’un cycle de trois projections-débats au Patronage laïque Jules Vallès, la projection du film et un débat vif sous la thématique « Le Réel et L’Utopie ».
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 92.
[3] Cf. Descartes, Œuvres philosophiques, tome II, Paris, Garnier, 1967, p. 446. Et Saint-Anselme, Sur l’existence de Dieu (Proslogion), Paris, Vrin, 1992.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 253.
[5] Cf. Freud S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 379.
Et Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Poche, 1973, p. 43-44.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 188.
[7] Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, note de bas de page 334.
[8] Lacan J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 838.
[9] Platon, La République, Paris, GF Flammarion, 1966, p. 273.
[10] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001 p. 46.
[11] Ibid., p. 437.
[12] Ibid., p. 442.
[13] Cf. Heidegger M., Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 446.
[14] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 20 avril 1966, inédit.
[15] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, juin 2013, p. 379, 416 & 441.
[16] Freud S., Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 156.
[17] Ibid., p. 151.
[18] Cf. Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n°79, Paris, Navarin, octobre 2011, p. 15.