L’ouvrage de Fabienne Hulak publié aux Editions Champ Social de Nîmes, porte un titre qui intrigue : Logique du sinthome – Mise en pratique.(1) Ce titre n’est pas sans résonner avec celui du Séminaire de Lacan des années 1966-1967, La logique du fantasme.
Lacan y fait remarquer que le fantasme n’est pas une fantaisie, mais qu’il relève de cette jouissance rencontrée dans l’enfance et qui sert de soutien, d’enforme(2) au désir du sujet. Ce désir qui s’ébauche dans le manque et auquel le fantasme apporte la possibilité, même imparfaite, d’une satisfaction. Le fantasme est en quelque sorte la figure du destin du névrosé qui œuvre à la racine du symptôme.
Mais le rapport de l’humain à la perte que lui impose le fait de parler ne se réduit pas à la notion de manque. Il arrive qu’il y manque précisément le fantasme comme l’interprétation phallique de sa jouissance, de la jouissance supposée au désir de l’Autre. Le sujet se retrouve face à un vide, tant inexplicable qu’inexpliqué. Ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas de réponse pour y parer, c’est alors le symptôme qui va prendre valeur d’être, de butée du réel. Il va en quelque sorte maintenir fermée la béance, faire suppléance en nommant, donc en fixant la jouissance. C’est pourquoi Lacan l’élèvera à la puissance d’un fantasme et à travers Joyce qui fait de son art son Ego, l’appellera « Sinthome »(3) . Le seul usage que l’on peut en faire est un usage logique, soit de non évidence.(4)
Dans ce livre, Fabienne Hulak conduit le lecteur à travers des cas paradigmatiques de la construction d’un sinthome, paradigmatique à entendre non pas au sens de modèle mais de valeur exemplaire et singulière. Ce cheminement enseigne au psychanalyste et au-delà ; les cas cliniques voisinent avec les cas célèbres, et constituent un champ ouvert. C’est le champ des traitements possibles de la forclusion via la création, l’invention, la trouvaille, le savoir-faire qui vaut comme savoir être aussi bien, dans la dimension sinthomatique.
Le désir de l’auteure s’y révèle en creux ; chercher à savoir comment, face à la rupture, la coupure, la faille forclusive, trouver la possibilité d’une continuité dans la jouissance. Cette continuité met les psychoses aux côtés des névroses dans les pathologies et les souffrances du parlêtre.
C’est pourquoi l’on passe dans ce livre d’un cas à un autre, sans solution de continuité, voire avec des références trouvées dans l’histoire classique de la psychiatrie, et qui, ramenées à la clinique du réel, participent de la logique.
Et qui dit logique dit convergence et consistance. C’est à ce point, dans ce désir, que nous logeons l’éthique de la psychanalyse dans le champ de la psychose. C’est ce qui fait aussi que cet ouvrage n’est pas dénué de poésie. En effet, il se caractérise par le refus de toute exhaustion, mais aussi de toute explication scolaire. C’est de la mise en pratique que doit naître chez le lecteur, la rencontre entre la théorie et ce qu’il peut retrouver lui-même dans sa pratique pour le praticien, mais aussi dans la vie quotidienne pour tout un chacun.
On trouvera dans cette veine, des associations, des articulations inédites qui sont de véritables pépites. Citons-en quelques unes sans chercher à les dire toutes, elles donnent le ton et mettent sur la voie de nouvelles perspectives de recherche. Car cet ouvrage n’obture pas le désir, il le cause. S’il débute par ce qui est incontournable dans l’histoire des psychoses en psychanalyse, le président Schreber, c’est pour formuler : « Schreber se fait alors théoricien de son symptôme, contribuant tout à la fois à le traiter et à en faire une production de savoir »(5). N’est-ce pas ici l’enseignement du sinthome, qui rétroactivement éclaire la psychose la plus patente ?
Comment passer de la clinique psychiatrique et de la discordance à la clinique analytique celle de la consistance, celle de l’objet et du corps pris dans le symptôme, est l’enjeu de cet ouvrage. Le passage du sens au non-sens via le réel nous y conduit. Il y a à se rompre avec ce que l’on ne parvient pas à imaginer spontanément. « La forme la plus dépourvue de sens de ce qui pourtant s’imagine, c’est la consistance. Rien ne nous force à imaginer la consistance, figurez-vous »(6) dit Lacan. C’est vers ce « savoir nouveau »(7) dont l’assise est moins dans la parole et ses troubles que dans l’écriture et la réponse qu’elle apporte, que Fabienne Hulak déploie, déplie, mêle sans pour autant les confondre art et folie. Les écrits en constituent la colonne vertébrale, on y retrouve les références de Lacan au psychiatre Levy-Valensi, au surréalisme, Marcelle C., Aimée et Joyce.
De l’écrit à lalangue en un seul mot il n’y a que l’espace d’une avancée logique. Elle se poursuit par la dimension que l’auteure réserve à l’usage de lalangue. L’usage qu’un sujet privé du signifiant qui capitonne la jouissance peut néanmoins en faire pour consister être et ex-sister. Celui connu, que Wolfson invente mais aussi celui qui jalonne les cas de « psychose ordinaire ».(8) On sera sensible au lien qui va de la paraphrénie à la psychose ordinaire, lien qui n’est pas banal mais dont l’intérêt est que le délire minime ou pas, se conjoint à « la réalité ambiante clairement connue. »(9)
Le chapitre central est passionnant, il rappelle l’œuvre de Philippe Chaslin, psychiatre dans les années 20, dont le but a été de serrer la clinique au plus précis, au plus juste. Fabienne Hulak nous en propose une lecture moderne, elle montre que « sa réflexion sémiologique est en fait supportée par un projet méthodologique visant à refonder le savoir psychiatrique, ce qui l’a conduit à explorer les savoirs concernant la logique et les mathématiques de son temps. »(10)
S’il s’inspire de Cotard pour penser que « le mot constitue un signe ayant la même valeur dans le langage parlé que les lettres algébriques dans le langage mathématique, »(11) il unifie le foisonnement du langage vide, le dit psittacisme, en nommant ce qui l’unifie, la discordance. Aussi Fabienne Hulak fait-elle remarquer l’union logique de l’un et du multiple. « Le psittacisme se manifeste dans le domaine de la pathologie comme un dysfonctionnement de l’acte de parole, mais dans le domaine de la logique symbolique il relève de l’invention mathématique, la forme précédent le sens. »(12)
L’intérêt majeur de ce développement en guise de première partie, c’est qu’il met en évidence ce à quoi le sujet psychotique est confronté : la brisure, le vide, là où le mystère est sans mystère. Il lui faut alors inventer à partir du réel de quoi passer sur l’autre face de la bande de Moebius lui qui ne dispose pas de la torsion et de la continuité qu’elle représente, tenir et faire tenir autrement. Il est comme le mathématicien « aux prises avec le contenu vide de la lettre ; il y a emploi d’un langage hors sens »(13)
Dès lors, Fabienne Hulak peut présenter au lecteur quatre cas de sujets qui enseignent sur le dispositif inventé qui vaudra comme suppléance au défaut de la métaphore paternelle. Les exemples sont ceux de Saussure et sa recherche sur les anagrammes, Raymond Roussel et le dédoublement de la chaîne signifiante, monsieur L., l’homme aux anamorphoses, et enfin Antonin Artaud, l’hérétique du surréalisme. Quatre récits qui se lisent avec le plaisir que confère le fait même que pour chacun le savoir subvertit le réel. Suivrons trois cas aux confins, aux extrêmes de la structure, trois cas d’autisme. Le premier est celui de « Laurie, une jeune autiste mutique observée par Bruno Bettelheim, suivie du cas Robert de Rosine et Robert Lefort et enfin celui du célèbre « aliéné autiste » Adolf Wölfi à la paraphrénie foisonnante »(14).
L’ouvrage se termine sur une question : Que devient lalangue aujourd’hui ? Qu’est-ce que le malaise contemporain ? Elle y répond dans l’orientation que donne Jacques-Alain Miller où « Le XXIème siècle s’engage selon deux discours dominants étayés l’un sur l’autre : la science et le capitalisme. La dévaluation du Nom-du-Père en est la conséquence ; « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant en est la perspective »(15). Tout le monde a à répondre du réel, du réel qui se dénude.
1 Hulak F., Logique du Sinthome, mise en pratique, Champ social Nîmes 2016.
2 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, illuminations profanes », enseignement prononcé dans le cadre du département de l’université Paris VIII, leçon du 16 novembre 2005, inédit.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Seuil mars 2005.
4 Ibid., p. 15
5 Ibid., p. 10.
6 Ibid., p.13.
7 Ibid., p.40.
8 Ibid., p.65.
9 Ibid., p.80.
10 Ibid., p. 92.
11 Ibid., p. 102.
12 Ibid., p. 103.
13 Ibid., p. 106.
14 Ibid., p. 181.
15 Ibid., p. 229.