S’il y a urgence à lire l’ouvrage collectif Lire Lacan au XXIe siècle [1], c’est que nous savons combien l’orientation lacanienne est attaquée sur plusieurs fronts depuis des années et combien il est urgent de transmettre, et de montrer en quoi cette cause ne se peut voir réduite à défendre les oripeaux d’une vieille dame désuète. Nous avons pu lire que cette recrudescence d’un mouvement antipsychanalytique était évoquée dans le texte de présentation générale du livre.
Merci à François-Marie Brunel, Nathalie Charraud, Fabian Fajnwaks, Deborah Gutermann-Jacquet, Damien Guyonnet, Fabienne Hulak, Carolina Koretzky, Clotilde Leguil, Sophie Marret-Maleval, Leander Mattioli Pasqual, Pascal Pernot, Aurélie Pfauwadel, Tao Zhang. Chacun s’emploie, avec une grande précision, à éclairer un champ d’investigation. Et le texte de Jacques-Alain Miller « Le réel, signifiant extrême [2] », voile et ancre du navire, le leste.
Pour nous diriger dans cette excursion, nous tenterons d’attraper bribes et bouts jetés par ce texte, ce qui nous emmènera vers une surprise, un paradoxe ébouriffant et décontenançant.
En effet J.-A. Miller introduit dans cette leçon un algorithme nouveau pour distinguer le réel et le semblant. Le premier algorithme, donné dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient [3] » marquait la suprématie du signifiant sur le réel.
J.-A. Miller nous montrera la rétroaction sur le début de l’enseignement des perspectives que Lacan ouvre à la fin bien qu’elles soient « sans conclusion, sans point de capiton [4] ». Au temps du réel structuraliste, « […] le réel signifie, qu’il est fait pour signifier par une espèce d’harmonie préétablie. [5] »
Harmonie ?
Bien–sûr, il n’en sera rien… Mais dans ce texte surgira un éclair et au cours de la lecture de l’ouvrage, nous en serons marqués, chercherons à en retrouver la fulgurance :
Le réel, donc, est transmué en signifiant. La libido est toujours marquée de l’empreinte d’un signifiant. C’est la signifiantisation qui traduit cette dominance du signifiant sur le réel.
Du calme, ne hâtons pas le pas… :
- « La signifiantisation une est d’abord élémentisation.[6]»
- « Le réel, d’être signifiantisé, est pris dans un savoir qui se présente sous la forme de lois.[7]»
« Le ça […] est du signifiant déjà là dans le réel [8]», il n’est pas du réel brut. Les lois du signifiant, premières dans le premier enseignement de Lacan, informent le réel. La signifiantisation du réel devrait introduire une…
…Harmonie… ?
Encore ?
Il se trouve que paradoxalement, et ce point est fondamental pour nous – d’ailleurs n’est-il pas sensible dans chacun des textes de cet ouvrage ? – « à la place de l’harmonie se trouve une discordance. [9] »
Reprenons. C’est le concept de l’imaginaire qui devrait expliquer les achoppements de la signifiantisation. Dans le texte « La signification du phallus », l’on pourra saisir poursuit J.-A. Miller que le phallus « est, par excellence, le symbole de la domination du réel par le semblant. [10] » Le second algorithme opposant le réel et le semblant dégage le sens du primat du phallus.
Que dire du primat du génital de Freud dont Lacan a dégagé le noyau primaire dans le primat du phallus ? C’est cela qui indique, nous dit J.-A. Miller, une faille de savoir dans le réel. « Le savoir du réel ne programme pas l’accès à l’Autre sexe. [11] »
Ici surgissent des signifiants qui surprennent dirons-nous, font tache ! Que vient faire sous nos yeux la « période de latence » ?
Et bien c’est « exactement » fondamental : c’est à la période de latence qu’il faut attribuer la non programmation vers l’Autre sexe, « soit à un fait de développement. Et il faut voir comment ce concept de développement fait écran à celui de réel. […]Cet appel fait à Freud est une des fleurs du Séminaire IV. [12] »
À la fin de son enseignement, Lacan dira « la sexualité [fait] trou dans le réel. [13] »
Cette révélation, sur laquelle insiste J.-A. Miller, pourrait écorcher nos oreilles. Répétons : « Il n’y a pas de rapport sexuel » est exposé par Lacan à partir de la période de latence : « Je veux marquer que le point d’insémination du fameux “ Il n’y a pas de rapport sexuel ” est d’emblée vissé à une donnée aussi triviale que celle de la période de latence freudienne. [14] »
Dans la perspective du second algorithme le réel l’emporte sur les semblants et la métaphore paternelle est renversée, le Nom-du-Père devient un « semblant inapte à maîtriser le réel. [15] ». Névrose et psychose « apparaissent comme des modalités diverses de semblants pour tenter de maîtriser le réel. [16] »
À la toute fin de l’enseignement de Lacan, la référence au réel demeure « aussi problématique que problématisante puisque c’est à partir d’elle que tout ce qui est de l’ordre de l’articulation du signifiant et du signifié peut se mettre en question. [17] » L’inconscient lui-même apparaîtra « comme une réponse faite avec le semblant au trou du réel. [18] »
Ce n’est qu’avec le nœud borroméen que Lacan tentera une autre voie que celle de dire le vrai sur le réel : « Le dernier enseignement de Lacan est sur ce tranchant : ou bien la psychanalyse est impossible, c’est à dire qu’elle n’exploite que les rapports du signifiant et du signifié qui ne sont que semblants par rapport au réel, ou bien la psychanalyse est une exception capable de déranger chez un sujet sa défense contre le réel. [19] »
Avançons que chaque auteur(e) témoigne, dans cet ouvrage, au plus près de ce fil et de ce tranchant et au plus près de ce qui lui a été transmis par sa recherche. Car il s’agit bien ici de rendre compte d’un moment de recherche de la Section clinique de l’Université Paris VIII -Vincennes-Saint-Denis.
Pas une thèse dans ce livre mais « une Conversation continuée avec les fondateurs de l’événement Freud [20] » annonce F. Hulak, auteure et coordinatrice de l’ouvrage, en citant J.-A. Miller.
Une croisière hauturière.
Après une présentation générale du Département de psychanalyse, par F. Hulak, S. Marret-Maleval, dans son texte « L’anti-Œdipe de Lacan », nous invite à ce voyage passionnant autour du Séminaire Le sinthome, qu’elle se propose de lire comme l’Anti-Œdipe de Lacan.
Nous abordons alors la rubrique « Politique lacanienne » ; trois textes.
« En fin de compte il n’y a que ça, le lien social » est la citation choisie par Christiane Alberti pour conclure que les psychanalystes auraient « une responsabilité nouvelle dans un contexte de dilution du lien social, de toutes les assises fondatrices du collectif. Ce n’est pas un point de vue communautariste mais un collectif fondé sur la solitude de chacun. [21] »
Aurélie Pfauwadel cherchera, dans le texte « L’éthique de la psychanalyse : une éthique sans norme » à démontrer comment « Penser la psychanalyse comme une éthique du désir constitue une façon radicale d’écarter la psychanalyse de toute visée normalisante [22] »
Nathalie Charraud, dans un texte écrit après le Congrès du Parti communiste chinois et avant le changement dans la constitution permettant au président XI de le rester à vie, témoigne de la psychanalyse en Chine aujourd’hui en incluant ici l’apport des étudiants chinois soutenant leur thèse à Paris VIII.
C’est dans le cadre d’un aperçu sur plusieurs activités du laboratoire de recherche que nous retrouverons sous la rubrique « Penser le sexuel » des textes issus d’un séminaire conjoint « Penser le sexuel entre psychanalyse et étude de genre. »
Les travaux de C. Leguil, F. Fajnwaks, P. Pernot et F.-M. Brunel sont précieux car ils prennent part au banquet de discours contemporains souvent hostiles à la psychanalyse ou n’en saisissant pas les enjeux. C. Leguil ici démontre avec la reprise du cas Dora comment « faire résonner au 21ème l’abord lacanien de la féminité [23] », F. Fajnwaks s’attache à montrer comment Lacan « se serait intéressé aux théories queer [24] », P. Pernot nous montre avec son travail sur l’anthropologue Gayle Rubin comment anthropologie et psychanalyse sont hétérogènes mais aussi jusqu’où Lacan peut être lu en dehors de notre champ… Ce qui nous surprendra encore plus à la lecture de F.-M. Brunel qui rend compte de façon saisissante d’une « théorie queer lacanienne : l’apport de Tim Dean. [25] »
Cette rubrique balaie un champ nouveau et démontre combien l’orientation lacanienne n’a pas fait vœu de chasteté intellectuelle et est engagée dans le siècle.
C’est la recherche fondamentale de la psychanalyse qui sera mise en exergue avec L. Mattioli Pasqual, D. Gutermann-Jacquet, C. Koretzky, F. Hulak et T. Zhang, sous la rubrique « La fonction de la lettre. »
Deux textes de « Clinique psychanalytique » de Dossia Avdelidi et Damien Guyonnet consacrés à la psychose ordinaire et au sujet de l’inconscient et le corps, réaffirment l’accent mis dans cet ouvrage sur le dernier enseignement de Lacan.
L’approfondissement rigoureux de l’étude de ce dernier enseignement ne répond-il pas de façon forte au vœu même de Jacques Lacan de voir travailler « au moins autant sinon plus… ceux qui y enseignent que ceux qui y sont enseignés ? [26] »
[1] Hulak F., (s./dir.), Lire Lacan au XXIe siècle, Nîmes, Champ Social Éditions, 2019.
[2] Miller J.-A., « Le réel, signifiant extrême », « L’Orientation lacanienne. L’expérience du réel dans la cure psychanalytique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 25 novembre 1988, texte établi par C.Alberti et Ph.Hellebois. Inédit, in Hulak F. (s/dir.), Lire Lacan au XXIe siècle, op.cit., p. 16.
[3] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 493-531.
[4] Miller J.-A., «« Le réel, signifiant extrême »,op. cit., p. 18.
[5] Miller J.-A., « Le réel, signifiant extrême », op. cit., p.19.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p. 21.
[9] Ibid., p. 22.
[10] Ibid., p. 24.
[11] Ibid., p. 24.
[12] Ibid., p. 24.
[13] Lacan J., « Préface à l’Éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 562.
[14] Miller J.-A., « Le réel, signifiant extrême », op. cit., p. 25.
[15] Ibid., p. 25.
[16] Ibid., p. 25.
[17] Ibid., p. 26.
[18] Ibid., p. 26.
[19] Ibid., p. 27.
[20] Hulak F., Lire Lacan au XXIe siècle, op.cit., p.
[21] Alberti C., « En fin de compte, il n’y a que ça, le lien social », in Hulak F. (s/dir.), Lire Lacan au XXIe siècle, op. cit., p. 61.
[22] Pfauwadel A., « L’éthique de la psychanalyse : une éthique sans normes ? », in Hulak F. (s/dir.), Lire Lacan au XXIe siècle, op. cit., p. 63.
[23] Leguil C., « Sur l’indicible de la féminité : Dora avec Lacan », in Hulak F. (s/dir.), Lire Lacan au XXIe siècle, op. cit., p. 95.
[24] Fajnwaks F., « Ce que Lacan savait sur les théories queer », in Hulak F. (s/dir.), Lire Lacan au XXIe siècle, op. cit., p. 113.
[25] Brunel F.-M., « Pour une théorie queer lacanienne : l’apport de Tim Dean », in Hulak F. (s/dir.), Lire Lacan au XXIe siècle, op. cit., p. 137.
[26] Hulak F., Leguil C., Marret Maleval S., « Présentation générale », in Hulak F. (s/dir.), Lire Lacan au XXIe siècle, op.cit., p. 10.