Lire le texte de Lacan n’est pas une chose simple. Toutefois, il s’agit d’une expérience presque unique, si on considère les œuvres « traditionnelles » des autres grands penseurs de l’humanité. Le style que Lacan a élaboré et avec lequel il a forgé ses écrits n’a pas – je pense – de précédents dans notre histoire. Je ne me réfère pas, en disant cela, à la difficulté qu’on rencontre en lisant ses textes : il y a bien eu – et il y en aura sans doute – d’autres écrits qui requièrent un grand effort de la part du lecteur pour pénétrer jusqu’au sens le plus intime qui les anime. Ce sens peut être difficile à repérer pour différentes raisons : mauvaise prose de l’auteur, complexité du sujet en discussion, barrières historiques ou culturelles à franchir etc.. Pour les textes de Lacan, il ne s’agit pas de cela.
Ce qui rend unique – selon mon opinion – l’œuvre de Lacan n’est pas la difficulté à saisir ce qu’il voulait dire, difficulté quand-même présente. Ce n’est pas, donc, la difficulté de ses écrits, mais la difficulté qu’il y a dans ses écrits. Autrement dit, la difficulté, chez Lacan, n’est pas une dimension secondaire, dérivée, accessoire, mais elle est un des personnages principaux qui mettent en scène son texte. Ce n’est pas, donc, quelque chose qu’on peut éviter ou abolir, mais c’est une des questions principales auxquelles nous sommes appelés à nous confronter. Il faut la traverser.
La spécificité du texte lacanien est qu’il a pu se faire gardien de la difficulté-même et laisser qu’elle puisse nous enseigner (in)directement quelque chose. Cela permet que l’œuvre de Lacan se présente comme quelque chose de vivant, qui a des problèmes à se constituer comme une structure fixe qui peut être maîtrisée et représentée chaque fois dans les termes que nous souhaitons. Cela rend compte même des périls qu’on court quand on veut introduire (et traduire) la pensée de Lacan dans le discours universitaire. Cela est bien possible, mais il faut être conscients que quelque chose se perd et se modifie.
Le texte de Lacan, je l’ai dit, est à penser comme quelque chose de vivant. Donc, plutôt que « lire Lacan » il s’agit de « le rencontrer ». Une rencontre très particulière : à partir de l’impossibilité à saisir le sens complet de ce qu’il dit, il arrive qu’on soit poussé à un travail personnel qu’on poursuit en première personne. Chaque lecture que nous faisons d’un même texte de Lacan reproduit toujours quelque chose de nouveau. Il y a comme différentes nuances dans le texte qui peuvent être saisies seulement à partir de l’avancement de notre parcours individuel : pour cette raison, chaque fois que nous « rencontrons » le texte de Lacan, nous avons l’impression d’y trouver quelque chose de nouveau. Chaque fois nous avons l’impression de nous être rapprochés un peu plus du sens caché dans l’écrit, même s’ils restent des points obscurs que nous ne savons pas comment saisir. Et c’est justement à partir de ces points obscurs que notre travail peut, une fois de plus, repartir.
Ces points obscurs sont quand-même assimilés par le lecteur à des points problématiques : en lisant Lacan, le lecteur essaie de créer un tissu de sens au-dedans de soi, où tous les éléments qu’il repère dans le texte puissent trouver leur place. Et bien, ces points d’incompréhension impriment comme des petits trous, dans le tissu du sujet, qui le poussent à se confronter avec quelque chose qui reste pour lui problématique et qu’il n’arrive pas à maîtriser. Enfin, c’est une question de temps. Il arrive avec Lacan que, depuis quelque temps, certains de ces trous s’éclairent tous seuls, lorsque que le sujet, peut-être, était en train de travailler sur un concept différent de l’enseignement de Lacan. La difficulté chez Lacan n’est jamais un fin en soi : l’impossibilité à saisir ce qu’il a écrit se transforme en un élément qui cause notre travail intérieur et nous met à l’épreuve.
On voit bien, une fois de plus, la stricte liaison que Lacan a réussi à créer dans son enseignement entre théorie et praxis : même une opération fortement théorique comme la lecture assume, chez Lacan, une connotation principalement pratique.
Marco Moretti est étudiant de Master 1 au Département de psychanalyse de Paris VIII.