Hélène Guilbaud : En 1958, dans ses « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Lacan posait une question que les directeurs des Journées nous ont invitées à commenter : « Pourquoi […] l’instance sociale de la femme reste-t-elle transcendante à l’ordre du contrat que propage le travail ? Et notamment est-ce par son effet que se maintient le statut du mariage dans le déclin du paternalisme ? » [1] Citation complexe, que nous tenterons d’appréhender, tour à tour, Francesca et moi, sous deux angles différents. Je commencerai puis laisserai la parole à Francesca [2].
Soixante ans se sont écoulés depuis l’écriture de ce rapport, mais la question de l’incidence sociale de la sexualité féminine se pose toujours. Y aurait-il donc notamment quelque chose de particulier dans le désir féminin qui soutiendrait l’instance du mariage ? Et quels en seraient les effets dans le social ?
Le texte de 1958 renvoie à la première période de production de Lacan sur la question de la différence des sexes, marquée par le primat du symbolique. Lacan définit le phallus comme un signifiant du désir et introduit, à la suite de Freud, une dialectique entre être et avoir. Mais il affirme aussi dans ce texte qu’il y a un réel de la différence des sexes et pose la question d’une libido autre que mâle, qui ne serait pas annexée au privilège du signifiant phallique. Ici est donc clairement avancée l’hypothèse d’une autre jouissance, anticipation de ses propositions ultérieures quant à la question féminine, même s’il faudra attendre le Séminaire XX, Encore, et le texte « L’étourdit », pour qu’elle soit éclairée et formalisée autrement. Lacan a alors comme objectif de « faire sortir du nouveau sur la sexualité féminine » [3]. Quel est ce nouveau ?
Il s’agira de rendre compte de ce que Freud n’a pu saisir concernant la sexualité féminine : ce qui, de la féminité, échappe au phallique, qui sera repris et élaboré par Lacan en termes de pas-tout. Il postule alors pour ceux et celles qui se rangent sous la sexuation femme un à-côté, pas-tout dans la fonction phallique en leur attribuant une jouissance autre qui ne dépend pas du signifiant phallique et dont on ne peut rien dire. Sa formule aussi célèbre que provocante : « La femme n’existe pas », qu’il écrit en barrant l’article défini, rend compte de ce qu’il n’y a pas de signifiant du sexe féminin qui réponde, dans l’inconscient, au signifiant phallique. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que le sexe féminin n’a pas de réalité anatomique mais que, pour l’inconscient, le sexe féminin n’existe pas au sens où il ne peut pas être élevé au statut de signifiant [4] comme l’est le phallus.
C’est ce qui fera dire à Lacan que tout être parlant, qu’il se range côté homme ou côté femme, est « en exil » du rapport sexuel car il manquera toujours un savoir sur l’Autre sexe.
Quels sont les effets, sur un sujet-femme, de cette « forclusion » de la femme dans la structure ? Dans Encore, Lacan évoque une « aspiration vers l’être », qui part du pas-tout, en direction de l’Un. Là où le signifiant échoue à nommer la femme, une femme recourt à l’Autre, chaque fois qu’elle le peut, pour en recevoir un plus d’être, pour tenter de nommer cette part d’elle-même in-subjectivable. Elle peut en appeler, par la voix d’un partenaire, à la nomination par l’amour, un amour unique. Le mariage lui apporte alors la preuve qu’elle est bien la seule. N’est-ce pas ce qui la pousse à une union conjugale que l’amour seul n’impose pas ? Car force est de constater que même si l’autonomie sociale et professionnelle actuelle des femmes les amène à rompre plus facilement le contrat de mariage, leur aspiration à se marier ne faiblit pas pour autant, bien au contraire.
Freud avait pointé l’exigence féminine spécifique de l’amour, exigence d’être l’unique. Mais il y voyait, dans Malaise dans la civilisation, un obstacle au lien social, la libido féminine lui paraissant trop propice au repli, trop encline à n’investir que l’enfant, le mari, les proches, au détriment du lien communautaire. C’était toutefois au temps où le père régnait encore comme principe d’unification du lien social.
Lacan, on le sait, s’est toujours inscrit en faux contre les thèses freudiennes d’une asocialité féminine, qu’il s’agisse de l’homosexualité ou de l’hétérosexualité des femmes. Dans Encore, il vante les vertus du mouvement des Précieuses au XVIIe siècle, sur le lien social, pour ce qu’elles ont su faire passer dans la culture et dans la langue. Mais ne peut-on pas aussi, en s’appuyant sur sa citation de 1958, et à l’encontre de Freud, donner au désir féminin une portée sociale positive, allant a contrario d’une déliquescence des liens sociaux ? Quand le père régnait, et au temps de Freud le père régnait sans doute davantage, peut-être pouvions-nous voir dans le goût pour l’intime qu’il y aurait dans l’amour une entrave au lien communautaire. Mais lorsque les liens sociaux se délitent à l’extrême, comme il en va aujourd’hui, l’exigence d’amour et l’aspiration au mariage des femmes, en permettant d’unir l’un à l’autre, ou encore l’une à l’une dans les mariages homosexuels, ne seraient-elles pas la dernière protection contre un risque de disparition du lien social ? Une ultime façon de faire lien lorsque le symbolique fout le camp ? N’est-ce pas l’hypothèse de Lacan dans la citation de 1958 ?
L’hystérie féminine est paradigmatique de cette aspiration à trouver « l’homme de sa vie » qui puisse lui donner le signe de ce qu’elle attend, le signifié qui lui dirait enfin ce qu’est la femme, même s’il s’agit toujours pour elle de dénoncer dans le même temps la défaillance du père.
Mais le pas-tout ouvre aussi la voie d’une pratique de « l’ab-sens », de la faille dans la structure, qui ne passe pas par le colmatage de l’objet. Le pas-tout concerne la question de la fin de l’analyse, quels que soient la position sexuée et les choix de jouissance de l’analysant. Dans la cure, ce n’est qu’à passer par les défilés de la demande et du désir que pourra s’éprouver le fait que le symbolique n’est pas tout, que l’Autre n’existe pas, que pourra se faire cette trou-vaille, celle par laquelle c’est le non-su qui ordonne le cadre du savoir [5]. Prendre appui sur le vide d’ex-istence laissé par l’inexistence de l’Autre et ce qui reste indicible dans le langage est la voie par laquelle le sujet a chance de pouvoir s’offrir à ce qu’on pourrait appeler la « liberté lacanienne », liberté de penser, de dire et d’agir, qui n’exclut pas pour autant, bien entendu, la question de l’amour et du mariage.
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Francesca Biagi-Chai : À n’en pas douter, pour Lacan déjà dès les années 60, la sexualité féminine, avait vocation à dépasser les limites de l’intime et à être en rapport avec la société. Dans son texte « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine » [6] Lacan conclut par un chapitre intitulé « La sexualité féminine et la société » [7] on peut y lire cette affirmation que nous avons eu à commenter : « Pourquoi enfin l’instance sociale de la femme reste-elle transcendante à l’ordre du contrat que propage le travail ? Et notamment est-ce par son effet que se maintient le statut du mariage dans le déclin du paternalisme ? » [8]
Est-ce cette transcendance qui a conduit du mariage dit de raison voulu par les familles au mariage d’amour désiré par les jeunes gens libérés de ce joug, parvenu aujourd’hui au mariage pour tous au-delà de sa conception traditionnellement hétérosexuelle ? Car un fort désir de mariage, est ce que nous rencontrons actuellement à travers la revendication généralisée, du « mariage pour tous » qui, récemment, a tant mobilisé la société.
Dans ce texte, Lacan ne dispose pas encore des formules de la sexuation qui lui permettrons d’identifier, dans le Séminaire XX notamment, la jouissance féminine comme supplémentaire à la jouissance phallique. C’est par un cheminement à travers la sexualité homosexuelle qu’il trace la voie de cette jouissance au-delà du phallus qui vaudra pour les deux sexes. Il commence, ici, par distinguer l’homosexualité masculine de l’homosexualité féminine à partir de leurs différents modes de jouir et les conséquences que cela implique. La première, l’homosexualité masculine, on peut la dire centrée sur l’objet du désir, elle consacre, en effet, le statut fétichiste de la sexualité. C’est une jouissance dont Jacques-Alain Miller, nous dit qu’elle est « finie, localisée, c’est la jouissance phallique fétichisée » [9]. Elle résonne avec ce que pointe Lacan dans ce passage, soit la mise en jeu d’« une sorte d’entropie s’exerçant vers la dégradation communautaire » [10], il prend à ce propos l’exemple du catharisme. Au contraire, du côté de l’homosexualité féminine, il s’agit de la jouissance féminine infinitisée, celle dont J.-A. Miller précise que « non localisable » elle se présente « selon un mode érotomaniaque » [11]. Elle a rapport à A, soit directement à A barré. Dès lors cette jouissance va plus loin que sa dimension proprement sexualisée, elle touche à la société tout entière et J.-A. Miller en indique en quelque sorte la fonction, soit que Lacan « l’a généralisée jusqu’à en faire le régime de la jouissance comme telle » [12]. Tous ceux qui, dépassant les limites, touchent à la langue, touchent à la civilisation, et les modifient, ne sont pas sans être empreins de féminité. On y aperçoit, ce que Lacan révèle dans ce chapitre, que cette jouissance féminine est contraire à l’entropie sociale ce que « le mouvement […] des Précieuses » [13] démontre. Actuellement tandis que le déclin du père et de l’idéal qui l’accompagne sont pratiquement consommés, que le cynisme et la jouissance généralisée de l’objet sont aux commandes, on pourrait croire caduc le mariage et sa forme traditionnelle limitée au regard de l’amour, or il n’en est rien. Il est plus présent que jamais. On demande le mariage, sa valeur d’institution, sa valeur d’engagement qui dépasse celle du contrat comptable tel que le Pacs peut le fournir. La transcendance dont parle Lacan ici, trouve sa place dans cet écart, dans ce refus des arrangements, dans cet appel à Autre chose, à un au-delà, à la dimension de la parole dans la promesse consacrée. C’est dire que les femmes ne confondent pas le père et l’Autre auquel elles aspirent selon le fantasme de l’hystérique [14]. Celle-ci se distingue de la femme tout en inscrivant à l’horizon le signifiant qui pourtant manque à La dire, signifiant de LA femme qui devient dès lors un mythe, un mythe à venir. Mais un mythe n’a pas de temporalité. Un mythe donc, à partir duquel le monde est susceptible d’être réorganisé en référence à une jouissance d’un Autre ordre. Celle, où la femme est pas- toute, soumise à la mesure phallique. Une jouissance cette fois « non interdictrice », avec sa part « qui n’est pas prise dans le système interdiction-récupération »[15]. Comme dit J.-A. Miller : « La femme ne se signale que par ce qui de supplémentaire dépasse cette fonction. Elle se situe par rapport à autre chose que la limite de l’universel masculin qu’est la fonction du père. »[16] Une question émerge : qu’en est -il dans ce régime de jouissance qui dépasse celui du père et de son idéal calibré par le phallus, qu’en est-il du statut de la croyance ? Cet au-delà particulier de la jouissance féminine, bien qu’il relève de la singularité, ne choit pas dans le cynisme mais contribue à maintenir une fonction à valeur créative et sublimatoire, pas moins civilisatrice. En effet, le côté femme n’implique pas le rejet du père, elle n’envoie pas promener l’imposture paternelle avec son cortège d’ironie, d’autonomie et d’isolement comme c’est le cas dans la psychose. Elle s’en passe, mais pour ouvrir à un autre rapport à l’Autre, un rapport non de certitude mais bien de croyance. « On croit ce qu’elle. C’est ce qui s’appelle l’amour » [17]. L’amour que la femme veut faire exister comme absolu, mais contre quoi on se cogne, contre quoi elle aussi se cogne du fait du non-rapport sexuel [18], c’est ce que veut dire que La femme n’existe pas. Alors à quoi croire ?
L’homme entre dans la croyance en croyant à LA femme, à ce continent inconnu, à ce mystère, mais en tant qu’il serait à l’horizon de chacune. Croire à chaque une, deux, trois en tant que de cette jouissance elles pourraient en dire quelque chose, est ce qui permet « d’y croire », à la femme comme pluriel comme espèce mais non comme absolu, comme symptôme et non comme réel.
Lacan illustre ceci en nous invitant à lire le « très beau roman » de Friedrich de La Motte-Fouqué, Ondine [19]. Ondine vient, du monde des ondins, des océans, se faire femme pour aimer un homme et être aimée de lui. Elle cherche le signifiant qui la ferait femme, celui qui ferait entrer la dimension érotomaniaque infinie de l’amour dans le mariage la faisant entrer dans le monde des humains. Quand Ondine rencontre, dans la baraque de pêcheurs de ses parents adoptifs, le chevalier Huldbrand, elle est toute prête à accueillir ce destin tant attendu. « ils restèrent là à s’admirer l’un l’autre plus longtemps que de raison. Enfin, loin de marquer quelque timidité, Ondine s’avança familièrement vers le jeune homme, se mit à genoux devant lui ». Réprimandée par ses parents pour son « arrogance et son audace » elle s’enfuit et le chevalier en vint à se demander « si [elle] n’était pas un être immatériel »… Lui-même avait été par quelque sort arraché à Bertalda, sa promise, celle pour laquelle il s’était appliqué à « triompher dans toutes les épreuves ». Au contraire Ondine se montrera totalement soumise aux désirs de son chevalier, lui offrant, grâce à ses pouvoirs magiques Tout, le monde, la nature, et plus encore. Séduit par Ondine, il l’épouse. C’est par la cérémonie du mariage qu’Ondine change de monde et acquiert une âme, un au-delà de la finitude, une jouissance de la parole, mais avec celle-ci angoisse et souffrance. Fini la liberté, l’espièglerie, elle devient sur un mode absolu inhérent à sa marque d’origine : Toute Autre, et, pour lui comme pour tous, d’une bonté infinie. Son amour pour ce mari englobe tout, tout ce qui l’entoure aussi va-t-elle jusqu’à aimer Bertalda sans réserve. À eux trois, ils vivaient de grandes choses, un idéal inédit. Mais qu’était devenue Ondine sinon un pur sacrifice, le signifiant d’un fantôme, celui de La femme qui n’existe pas ? Hulbrand y croit à cet immense amour, mais il ne le croit pas, il ne peut s’y engloutir, y disparaitre. Aussi, oscillant entre Ondine et Bertalda qui, elle, l’aime d’un amour humain, malgré la mort qui le menace s’il devait abandonner Ondine, il ne peut se tenir dans sa prison dorée, hors des autres, hors symptôme. Il renie Ondine qui n’était peut-être rien d’autre que le nom de l’impossible. En retrouvant ses émotions et par là même son propre corps, conformément à la valeur d’un mythe, il en meurt.
[1] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 736.
[2] Duetto lors des 48e Journées de l’ECF, le 16 novembre 2018.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 54.
[4] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449-495.
[5] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, op. cit., p. 249.
[6] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op. cit., p. 725-736.
[7] Ibid., p. 736.
[8] Ibid.
[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 2 mars 2011, inédit.
[10] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op. cit., p. 736.
[11] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », op. cit.
[12] Ibid.
[13] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », op. cit., p. 736.
[14] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2001.
[15] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’être et l’Un », op. cit., leçon du 9 février 2011, inédit.
[16] Ibid.
[17] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n°3, Paris, Navarin, mai 1975, p. 110.
[18] Ibid.
[19] De La Motte-Fouqué F., Ondine, Œuvre du domaine public.