Une certaine dépathologisation met en question la clinique, et avec elle, la possibilité de la parole. Elle résulte d’une opération sur la langue qui produit ses effets, notamment dans les institutions sanitaires et médico-sociales, où tout ce qui se rapporte à la maladie et à la folie disparaît. L’urgence de règlementer, de légiférer, pour répondre à la pression revendicative de ceux qui se sentent offensés par les pratiques de parole, témoigne de l’efficacité de cette censure.
Deux grandes illusions nourrissent ce mouvement de dépathologisation. La première méprise concerne une politique de déstigmatisation de la maladie mentale et de ré-équilibrage de la relation médecin-malade, prise dans un idéal d’égalité absolue et de transparence. Au nom d’une cause sociale, on voit glisser, du privé vers le public, la parole de celui qui souffre. Elle perd son caractère intime pour se fondre dans un discours aux allures de citoyenneté. Elle est détournée de sa fonction de lien social par une neutralisation de la langue. Ainsi les patients sont nommés usagers de santé mentale et ce qui servait de référence clinique s’efface tandis que fleurissent des diagnostics susceptibles de faire l’objet d’une certaine popularité.
La deuxième dérive est la scientifisation de la psychiatrie, qui se veut équivalente aux autres disciplines médicales et ne se définit plus qu’en fonction d’une recherche fondée sur la statistique et la preuve. Cette aspiration a fait le lit de ce que l’on peut appeler aujourd’hui le « tout-neuro ». C’est un retour de la théorie organiciste des maladies mentales. La diffusion d’images représentant le fonctionnement cérébral, dont les différents médias sont friands, joue son rôle de fasciner le public. La promesse de pouvoir expliquer et résoudre l’ensemble des sentiments et comportements humains par des phénomènes neurobiologiques enfle d’autant plus qu’elle ne trouve jamais de conclusion.
Or nous savons avec Lacan que « la clinique est le réel en tant qu’il est impossible à supporter » [1]. Tous les professionnels du « champ psy » y sont inévitablement confrontés. Plus on tente de faire taire la pulsion, plus on la prive des voix acceptables qu’elle peut trouver dans le lien social, plus elle se déchaîne, voire se manifeste sous la forme du passage à l’acte. Dans les journaux abondent les faits divers qui laissent sidérés ceux qui n’analysent pas les conséquences de l’écrasement de la parole et du lien auquel nous avons affaire.
L’orientation psychanalytique permet de préserver des lieux où le symptôme est pris en compte en tant qu’il noue la dimension de la parole et le réel en jeu pour un sujet. L’idée que l’on se fait de la fonction de la parole, du symptôme, de l’usage d’un diagnostic, renvoie non seulement à une conception de la clinique mais, au-delà, à une conception de l’être humain. Il y a une version de la parole qui n’est pas sans rapport avec un point de folie qui concerne chaque parlêtre ; pas sans rapport non plus avec une certaine poésie comme traitement du réel. Il s’agit de la parole en tant qu’elle porte les traces de ce qui connecte un sujet au monde, à l’Autre, à son corps, en somme au vivant. Ces traces sont particulières à chacun. Lorsqu’elles se révèlent dans le transfert, un statut inédit de la parole peut se faire jour pour un sujet. La psychanalyse lacanienne repose sur une dépathologisation qui ne fait ni l’économie du déploiement de la parole, ni celle d’une clinique différentielle.
Cécile El Maghrabi Garrido
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[1] Lacan J., « Ouverture de la section clinique ». Questions et réponses, Ornicar ?, n° 9, Paris, 1977, p. 7-14. Disponible sur internet : http://www.gnipl.fr/Recherche_Lacan/wp-content/uploads/1977%20LACAN%20OUVERTURE%20A%20LA%20SECTION%20CLINIQUE.pdf