Lacan, dans une conférence faite à Sainte-Anne pour les jeunes psychiatres, précise : « L’ignorance, je viens de dire que c’est une passion. Ce n’est pas pour moi une moins-value, ce n’est pas non plus un déficit. C’est autre chose. L’ignorance est liée au savoir. C’est une façon d’établir le savoir, d’en faire un savoir établi. » [1]
L’établissement du savoir n’est plus le même. Il y a des mécanismes très complexes aujourd’hui pour établir le savoir. En particulier il y a les comités d’experts qui travaillent sous le regard des médias.
François Gonon, neuroscientifique, a bien montré le biais qu’introduit la « médialisation » dans la publication scientifique : ce concept nouveau décrit « un processus évolutif où le contenu de l’information produite par les médias est régi par des normes médiatiques (instantanéité, spectacularité, primat de l’émotionnel sur le rationnel) et où les acteurs externes aux médias sont poussés à infléchir leurs activités en fonction de ces normes » [2].
Ainsi, dans les médias, une grande place est faite aux résultats spectaculaires et nouveaux et peu, ou pas, à leur invalidation ultérieure, qui n’est pas rare, mais passe inaperçue. Les médecins connaissent bien l’effet réverbère des statistiques qui servent plus à les soutenir qu’à les éclairer, comme pour l’ivrogne.
Les nouveaux médias ont réveillé l’usage d’une science un peu ignorée : l’agnotologie. C’est la science qui étudie « les diverses formes d’ignorance et la manière dont on la produit, l’entretient et la propage » [3]. Robert Proctor qui est professeur à Stanford et aussi son inventeur considère que nous vivons « an age of ignorance » [4]. Il est donc temps d’étudier comment et pourquoi nous ignorons. Ce qui ne signifie pas que ce chercheur ne dise que du mal de l’ignorance : « A founding principle of liberal states is that omnisciences can be dangerous, and that some things should be kept private. » [5] Pour ce chercheur il y a une ignorance native, un vide, que l’éducation et la maturité se chargent de remplir de savoir. Il y aura donc toujours un biais par où le sujet recevra positivement un peu du vide que crée l’ignorance pour venir aérer un océan de savoir établi. Lacan voyait dans cette aération du savoir la fonction de son objet a. On oublie souvent que la question n’est pas tant celle de ce que l’on ne sait pas que celle de ce que l’on ne veut pas savoir. Le savoir comporte son ombre. En attirant votre attention, en captant vos neurones, sur le savoir S2 on vous contraint d’ignorer et de ne pas savoir S1 et aussi S3 et S4, etc… L’ombre croît donc avec la lumière au fur et à mesure que vous en êtes éclairé ! Ce qui est l’objet le plus important c’est donc parfois la fabrique de l’ignorance : « One of my favorite examples of agnogenesis is the tobacco industry’s efforts to manufacture doubt about the hazards of smoking. » [6] Des sommes considérables ont été consacrées non pas à innocenter le tabac ou les pesticides et Monsanto mais bien à persuader que les méfaits de ces substances avaient d’autres causes. Pareil aujourd’hui pour le réchauffement climatique. On crée le doute ! On pouvait le voir récemment avec un conseiller du ministère de la santé en France (Martine Wonner) qui insinuait que la crise de la psychiatrie était due à la psychanalyse. Aujourd’hui face à la crise sanitaire on assiste à la variation continue et vertigineuse des données de l’expertise.
M. Trump, grand spécialiste de la production d’ignorance, a déclaré à propos de la létalité du COVID-19 : « Je pense que les 3,4% sont vraiment un faux chiffre […]. Personnellement, je pense que ce chiffre est bien inférieur à 1%» [7]. En mai 2005 un rapport parlementaire [8], cité par le magazine Le Point, sur le risque épidémique prévisible disait : « Un des moyens de rassurer la population serait de mettre à sa disposition des masques de protection. […] des masques classiques, de type masques de chirurgien, n’offriraient qu’une protection extrêmement limitée. Il serait souhaitable de disposer de modèles extrêmement efficaces mais relativement coûteux. » Les rapporteurs ajoutaient que cela permettrait de « limiter la paralysie du pays». On sait ce que tout cela est devenu aujourd’hui ! La même année, la CIA brossait le tableau à venir de l’épidémie actuelle !
Richard Sennett, dans un entretien en ligne pour présenter son livre The Craftsman [9], souligne que dans le capitalisme contemporain on véhicule l’idée que « les personnes de la base manquent de compétence et de capacité d’expertise » [10]. Il souligne que ces personnes ont surtout la capacité à « faire un travail ‘‘comme il faut’’ » [11]. Nos soignants le démontrent à merveille !
Et le plus souvent les experts ignorent ce travail ! Ceux qui défilent à la télé, démontrent souvent leur ignorance concernant les compétences des invisibles, celles des généralistes, infirmières et autres. Heureusement, le drame fait qu’on entend chaque jour beaucoup mieux et plus ces professionnels de santé ! Lacan souligne que nous inventons le savoir pour répondre à la rencontre du trou du réel [12]. Et même que ce trou, cet impossible, est bien ce qui nous permet d’inventer ; y compris d’inventer le réel lui-même ! Un savoir qui s’invente est une assurance contre le savoir établi. L’inconscient en fait partie et, mieux, c’est un savoir qui ne se sait pas, qui paraît impossible et montre bien son lien au réel ! D’où la menace qu’il constitue pour les « Établissements » divers du savoir, aujourd’hui on les désigne souvent comme des Agences…
[1] Lacan J., Je parle aux murs, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 11.
[2] Gonon F., « La science dans l’écosystème médiatique », Science et pseudo-sciences, n°323, janvier/mars 2018, disponible sur internet.
[3] Jammet F., « Agnotologie, numérique et production d’ignorance », SenseMaking, 21 septembre 2017, disponible sur internet.
[4] Proctor R., « Preface », in Proctor R. & Schiebinger L. (s/dir.), Agnotology. The Making and Unmaking of Ignorance, Stanford, Stanford University Press, p. VII, disponible sur internet.
[5] Proctor R., « Agnotology: A Missing Term to Describe the Cultural Production of Ignorance (and Its Study) », in Proctor R. & Schiebinger L. (s/dir.), Agnotology, op. cit., p. 2.
[6] Ibid., p. 11.
[7] D. Trump dans une interview sur la chaîne de télévision Fox News, 5 mars 2020, disponible sur internet.
[8] Door J.-P. & Blandin M.-C., « Rapport sur le risque épidémique », 2005, cité par A. Mercier, in « Pénurie de masques : à qui la faute ? », Le Point, 25 mars 2020, disponible sur internet.
[9] Sennett R., The Craftman, Londres, Penguin Books, 2008.
[10] Sennett R., « Nouveau capitalisme et expertise quotidienne », Cahiers internationaux de sociologie, n°126, mai 2009, p. 13, disponible sur le site de CAIRN : cairn.info
[11] Ibid., p. 14.
[12] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les Non-dupes errent », inédit.