Comment chacun se trouve-t-il aujourd’hui percuté par le réel qui surgit depuis quelques semaines, et qui s’appelle tour à tour coronavirus, COVID-19 ?
Quelles répercussions sur le lien social ?
Les effets peuvent surprendre, comme à chaque fois que l’on a affaire au réel. Alors que les réunions, formations, colloques, enseignements, sont inexorablement reportés les uns après les autres. Alors que les mesures de précaution envahissent nos vies de façon obsessionnelle – du lavage de main à la distance exigée entre deux personnes qui se croisent ou se parlent, jusqu’au strict confinement auquel nous arrivons –, le désir de parole se trouve sollicité là où, plus tôt, il pouvait se trouver comme oublié, comme écrasé par la multitude des satisfactions fournies par la technologie, smartphones et autres réseaux sociaux tenant lieu virtuellement de lien.
Le lieu et le lien [1] sont bousculés par l’épidémie.
Il n’y a pas de limite, de principe d’arrêt à ce bousculement. Un effet papillon doublé d’un effet exponentiel, le virus est passé sous la porte, le réel prend le mors aux dents [2].
Les rendez-vous, les séances, sont suspendus, reportés, aménagés, modifiés, selon les exigences, et selon les styles. Les réponses variées témoignent de l’impact singulier de ce réel sur le corps des parlêtres. Certains n’en sont pas affectés, d’autres examinent de façon exhaustive les différentes dispositions, font plusieurs propositions alternatives. Pour l’un/e, la séance par téléphone est inenvisageable. Il/elle préfère écrire. Pour un/e autre, plutôt reporter en avril, ou selon l’évolution. Pour tel/le autre, « c’est vous qui décidez, prenez soin de vous », me dit-on. Le confinement nous rend sans doute plus sensibles à ces variations de style, à la singularité des effets de la parole sur le corps, aux différentes façons par lesquelles ces signifiants nouveaux ont envahi nos vies en quelques semaines, mais aussi au jour le jour.
C’est quelque chose d’un peu rafraîchissant, une bouffée d’air en cette période oppressante. Le rêve aussi interprète notre rapport à ces nouveaux signifiants, à ce réel « in-et-dit », comme le souligne Laurent Dupont dans le dernier numéro de L’Hebdo-Blog : « intérieur et à dire »[3].
La peste est invoquée : un rêve de « rat collé sur la main », il faut amputer la main. Racoler, transgresser, juger, couper, s’y trouvent mêlés. Percussion de lalangue sur le corps qui fait résonner, et ouvre sur un faisceau de significations tout en témoignant d’un nœud de jouissance.
Un schizophrène, rencontré il y a longtemps à l’hôpital, errait à longueur de journée dans les couloirs avec sa ritournelle : « je suis un rat gogo, un r’ à gogo ». Collé tout entier à son rat, ce sujet-là peinait à trouver l’accès à une humanisation tenable. Il était réellement « fait comme un rat » – même si un rire ironique rendait parfois son expérience partageable. À l’inverse, le rat collé sur la main dans le rêve, racolé sur le pouce en quelque sorte, est infiniment plus léger en ce qu’il peut être extrait, découpé à défaut d’être décollé. Un autre est sollicité pour effectuer cette extraction, ce décollage. Ce que produit un rêve interprété produit ce décollage, et permet de savoir, pour chaque signifiant nouveau, la portée des jouissances étrangement imbriquées, étrangement familières sous des dehors extravagants. L’inédit de l’expérience du coronavirus recèle aussi quelque chose de collé qui, pour chacun, est là depuis toujours.
[1] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2000-2001, inédit.
[2] Cf. Lacan J., « La Troisième », texte établi par J.-A. Miller, La Cause freudienne, n°79, octobre 2011, p. 19.
[3] Dupont L., « Le rêve au temps du coronavirus », L’Hebdo-Blog, n°195, 16 mars 2020, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr).