À la naissance de Jeanne, dans un hôpital de Saïgon, le médecin est introuvable ; comme son père d’ailleurs !1 L’Autre ne répond pas ! Elle verra malgré tout le jour, puis, durant toute son enfance, sera la « chose » de sa mère, ne supportant pas en être éloignée. À partir de l’adolescence et jusqu’à ses 30 ans, J. aura honte de son corps, rejettera sa féminité (« je ne savais pas quoi faire de cette féminité ») ainsi que la sexualité (associée au forçage et au viol). N’est-il pas vrai que sa mère a énoncé : « Ta sœur est faite pour l’amour, toi pour l’art ! » Seulement J. ne deviendra pas peintre…
Le mariage
C’est donc sur le tard que J. s’intéresse aux hommes. Après deux histoires courtes et catastrophique, l’une l’amenant à faire une TS, elle rencontre celui qui deviendra son mari 16 années durant (Homme n°1) et avec lequel elle aura une fille. Toxicomane et malade du sida, elle le « porte à bout de bras », selon son expression, l’oblige à se soigner, doit subir ses mensonges (il lui cachera longtemps sa séropositivité) et enfin ses violences. Ces dernières devenant trop fortes, elle prend peur et réussit enfin à se séparer de lui. Dès lors, l’insupportable cesse ! Nous sommes alors en 2003. Cet homme décède en 2009 et quelques mois après elle vient nous consulter.
Suite à la rencontre avec l’analyste
Que demande J. ? Elle veut rencontrer un homme et, confesse-t-elle après plusieurs mois de suivi, avoir de nouveau des relations sexuelles. Seulement « le problème, c’est le corps », précise-t-elle, le sien et celui de l’autre. Elle ne saura pas « comment l’aborder ». Elle s’inscrit alors sur des sites, des rencontres furtives et courtes ont lieu, jusqu’à ce que l’une d’entre elles débouche sur une liaison durable. La relation avec Marc (Homme n°2), qui ne veut que du sexe, durera trois ans. Lui seul décide du moment des rencontres et la peur qu’il abandonne ne la quitte pas (avec cette impression qu’alors elle tomberait dans un précipice !) Elle pense à lui tout le temps et a la sensation d’être « vidée de sa substance ». La rencontre avec Julien (Homme n°3), en 2015, l’aidera à mettre un terme à la relation. J. a rencontré ce 3ème homme au cours d’un week-end découverte en ornithologie. Ce dernier est un spécialiste des oiseaux, intéressé notamment par leur reproduction. Ils sont extrêmement complices, partagent tout, se parlent constamment. Un seul point la tracasse : elle n’éprouve aucun désir envers lui.
La relation aux hommes
Des rencontres de J., nous pouvons extraire 3 types de partenaires, 3 modes de relations révélateurs, à la fois de la faille dans la structure et des particularités de son mode de jouir.
Avec le 1er, son mari, nous avons un partenaire ravage. J. vit au quotidien dans une forte anxiété. Néanmoins, elle se voue corps et âme pour cet homme.
Avec le 2ème, Marc, J. s’est trouvée un partenaire sexuel. Elle se prête à la perversion de cet homme en se faisant l’objet de son fantasme. Aussitôt qu’il lui demande de venir, elle s’exécute.
Dans les deux cas, J. se vit comme une prisonnière, souhaitant la séparation mais n’arrivant pas à l’acter, vivant avec la terreur d’être quittée.
Rien de tel avec son 3ème partenaire où la relation est basée sur la proximité des intérêts et des plaisirs. Aucune sensation d’enfermement ; au contraire, elle se sent tranquille et apaisée. Seul manque le désir…
Intéressons-nous tout d’abord à l’analyse faite par J. des deux premières relations où se révèlent de manière manifeste le fameux désordre évoqué par Lacan2. Repérer sa position de sauveuse auprès de son mari toxico, l’a amenée progressivement à reconnaître sa fascination pour la mort, elle qui a failli mourir le jour de sa naissance et elle qui rêve souvent d’enfants décédés. De reconnaître ensuite, avec difficulté, que Marc (le 2ème homme) a eu avec elle « le sexe sans la femme », l’a amenée à admettre le ravalement dont elle a été l’objet et surtout auquel s’est prêtée – en étant sa chose -, avec pour conséquence, dit-elle, d’avoir laissé à cet homme une partie d’elle-même.
Le discours analytique
Cette reconnaissance par J., ou disons cette subjectivation, de ce qui l’attachait à ces deux partenaires, va toutefois rencontrer un impossible à analyser. En effet, d’évoquer le lien durable avec son mari l’a mise face à une partie d’elle-même qu’elle ne reconnaît pas : « Comment ai-je accepté d’engager ma vie avec quelqu’un qui se piquait ? », dit-elle. L’abord de la relation avec Marc est aussi douloureuse, car là encore, elle ne se reconnaît pas : « Comment ai-je pu accepté d’être traitée ainsi, comme un bout de chair ? » Ceci l’amène a affirmer qu’il y a un côté d’elle qu’elle rejette. Constatons pour notre part que J. approche ici une partie d’elle-même qui lui fait horreur et qu’elle ne peut accepter, c’est-à-dire, aimer. Ne dit-elle pas d’ailleurs qu’elle ressent comme une « haine intérieure qui l’empoisonne », avant de conclure très justement : « c’est de ma responsabilité ! »
Ainsi, s’est en s’inscrivant dans le discours analytique que se révèle pour J., à travers le déploiement de ses modalités de lien à l’Autre, soit sur le mode de l’amour sacrificiel, soit sur celui du désir sexuel, le registre d’une jouissance un peu trop réelle.
Le choix de Jeanne
C’est dans ce moment d’analyse que J. fait la rencontre d’un 3ème homme, comme je l’indiquais, relation qui semble faire rupture d’avec les deux précédentes. Avec Julien, J. se sent et se sait aimée puisqu’il lui déclare sa flamme constamment. De son côté, elle reconnaît volontiers son profond attachement, évoquant une « grande amitié affective, sentimentale, amoureuse ». Elle loue sa gentillesse, sa gaité, son attention constante. Il lui apporte une véritable « sécurité affective ». Seulement – nous le disons – avec lui le désir est impossible. Elle ne peut lui « donner son corps », corps si présent dans la 1ère relation, comme lorsqu’elle se croit contaminée et multiplie les tests, et corps assurément présent dans la seconde relation basée sur le sexuel. Cette situation la dérange, sans pour autant la faire souffrir. Elle se questionne durant de longs mois, période au cours de laquelle elle approche, comme je le disais, cette part d’elle-même si étrange, paradoxale et terrifiante. Il en résultera sa décision de rester avec Julien.
L’homme oiseau
Comment pouvons-nous comprendre le choix de J. ? Relevons tout d’abord que la révélation de cette ambivalence logée en elle et l’approche d’un noyau réel, a eu des effets (et nous avons suivi son souhait de ne pas interroger davantage cette dimension). Par ailleurs, l’absence de désir (des deux côtés), préserve J. de toute rencontre avec le trou forclusif. Le statut sexué de l’Autre est alors neutralisé, et d’ailleurs, de nommer Julien « homme oiseau » le range plus volontiers dans la catégorie des vertébrés tétrapodes ailées que celle des humains. Et il en demeure pas moins vivant ! Mais surtout, insistant sur sa maigreur, constatant qu’il semble ne « pas avoir de corps sous son vêtement », elle rend compte d’un nouveau lien à l’Autre, sans le corps, où la jouissance est avant tout située du côté de la parole.
C’est dans ce contexte que J. entrevoie pour la première fois d’interrompre son analyse, ce qui sera effectif quelques mois après. La jouissance hors corps, celle la parole, qui s’est déployée durant de nombreuses années en notre présence, est donc devenue sa principale modalité de satisfaction.
1 Intervention à la journée clinique du XIe congrès de l’AMP à Barcelone « les psychoses ordinaires et les autres, sous transfert », avril 2018.
2 « … désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie chez le sujet. » : Lacan J., « D’une Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 558.