Cet écrit essaie de faire entendre que son amour pour sa langue maternelle – l’allemand qu’il considérait comme sa seule patrie – ne laissa pas à Stefan Zweig d’autre choix que de s’effacer radicalement de ce monde quand il le crut définitivement perdu car, lorsqu’il ne put plus parler ni écrire dans sa langue maternelle, il connut un « effondrement moral ». Son ultime terre d’exil, le Brésil, lui-même entré récemment en guerre, en 1942 contre les nazis, n’offrait plus l’espace vital et le salut recherchés à l’amoureux de la langue allemande qu’il restait malgré son perpétuel exil. « On peut, dans une certaine mesure, comprendre ceux qui pensaient que ce cosmopolite pût ne pas considérer l’espace vital de sa propre langue comme la seule religion hors de laquelle il n’est point de salut. Or, sur ce point, ils se trompaient : il était attaché à sa langue originelle, à l’instar d’un grand violoniste, par exemple, qui se sent perdu sans son Guarneri ou son Stradivarius. » [1] écrivit Friderike, sa première femme, après son suicide. Cet amoureux de la culture européenne pensait que seule la culture pouvait sauver cette Europe en péril, ce dont témoignent un ensemble assez complet de ses interventions dans la presse francophone, publiées entre 1922 et 1942, notamment sa dernière conférence prononcée à Paris en 1940 [2].
L’ombre du versant barbare de la langue nazie très bien décrite par Victor Klemperer [3], venue lui dérober son âme au cœur d’un pays libre dans lequel il se pensait à l’abri, il retrouva en lui cette zone d’ombre, cette bile noire installées au cœur de son être depuis des années. Cette Terre d’avenir [4], le Brésil, ne lui permit plus le repos et la sérénité qu’il était venu y chercher, après son départ forcé de l’Angleterre, pour poursuivre son œuvre d’écrivain. En février 1942, il réalisa qu’il ne pouvait plus vivre dans « ce monde » qui n’était plus le sien. Déjà, après l’invasion de l’Autriche en 1938 par Hitler, sa situation de citoyen libre à Londres où il s’était exilé, avait radicalement changé. Son passeport ne valant plus rien, car il n’y avait plus d’Autrichiens, on le lui avait retiré et, d’un coup, il se retrouvait sans nationalité. Le 24 Juin 1938, Romain Rolland lui avait écrit : « J’espère que vous vous établirez définitivement en Angleterre. Avec tous leurs défauts nos vieux pays démocratiques sont notre terre nourricière. Nous ne pouvons nous en passer. Je ne vous vois pas installé au Brésil. Il est trop tard, dans votre vie pour y prendre ses racines profondes. Et sans racines on devient une ombre. Vous trouverez bien dans la grande île britannique, un noble asile. » [5]
Cette expression de Rolland eut un point d’impact sur le corps de Zweig en faisant écho sur la part d’ombre de son être mélancolique – comme en témoigne son autobiographie Le Monde d’hier. Sa vie s’étant depuis si longtemps dilatée dans l’étendue allait se replier sur le passé, et Zweig pensait qu’il n’allait « plus être que l’ombre de moi-même. » [6]
Son dernier écrit Declaraçao, dont seul le titre est en portugais, lucide lettre d’adieu, ultime écrit en langue allemande, se termine par : « Je salue tous mes amis ! Puissent-ils voir encore les lueurs de l’aube après la longue nuit ! Moi, je suis trop impatient. Je les précède. » [7]
Il sait que son Moi d’écrivain, trop impatient, le pousse à voir « encore les lueurs de l’aube ».
Sans doute peut-on s’interroger sur cette longue nuit, et se demander si voir les lueurs de l’aube suppose qu’il doit y entrer ou en sortir car, ses Romans et Nouvelles [8] plongés dans l’ombre témoignent qu’il avait vécu en son sein. Sa main mélancolique écrivant la langue de la nuit, était l’acte de la liberté de sa véritable source d’inspiration : sa bile noire. Sa plume ancrait la vie de ses héros et la sienne dans l’encre de sa bile noire, face à l’ombre envahissante d’un sombre destin dans lequel, non sans jouissance, il se languissait.
Si son désespoir fut insupportable, il nous reste à savoir de quel insupportable il voulut se séparer en se donnant la mort voire, en héros de son histoire, en se donnant à la mort. Se donner à la mort n’est-il pas l’élégante façon de rejoindre cette nuit noire, Nuit fantastique, qu’il décrivit si bien dans la majeure partie de son œuvre, et dont l’obscure magie l’attirait. Ne fut-elle pas sa seule compagne au point qu’il la fit femme dans son Conte crépusculaire, ou La femme et le paysage. Cette nuit noire fut sa vérité sœur de jouissance – celle de sa bile noire – qui, à la lueur de l’aube de ses écrits, apporte au lecteur une lumière vive et surprenante.
Les dernières phrases de ses mémoires, Le monde d’hier, actualisent de nos jours le mi-dire de cette mystérieuse vérité. La vérité qui, comme disait Lacan, parle en disant Je : « Le soleil brillait vif et plein. Comme je m’en retournais j’observai soudain mon ombre devant moi, comme j’avais vu l’ombre de l’autre guerre derrière la guerre actuelle. Elle ne m’a pas quitté à travers toutes ces années, cette ombre, elle voilait de deuil chacune de mes pensées, de jour et de nuit ; peut-être que sa sombre silhouette apparaît dans bien des pages de ce livre. Mais toute ombre, après tout est fille de la lumière et seul celui qui a éprouvé la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence a vraiment vécu. » [9]
Chez ses semblables, Zweig aimait surtout le mystère que chacun porte de façon extime [10] au cœur de son être. Cette ombre toujours devant lui, part indicible et insondable, l’intéressa au plus haut point ; son art d’écrivain réside dans l’effet du reflet de cette ombre produisant sur le lecteur une inquiétante étrangeté.
Aussi sa vie incluant cette ombre est-elle à lire comme son roman du réel dont sa declaraçao constitue la dernière page en une lettre d’adieu comme invitation à y lire, entre les lignes, ce qui s’écrit encore de lui.
En 1942, il écrit que l’envahissement de sa langue maternelle par la langue nazie, et ce même au brésil, Terre d’avenir, l’anéantit. En effet, ayant perdu les racines de sa langue allemande, plus déprimé que jamais, il devint « trop impatient » de sortir de la longue/langue de la nuit imposée par celle des nazis, qui n’est plus celle des poètes. Saluant ses amis, et afin de voir « les lueurs de l’aube », il termine son travail d’intellectuel issu et soutenu de sa belle langue maternelle, par sa Declaraçao annonçant son acte de suicide, au motif que sa langue tant aimée, ne pouvait plus représenter « la joie la plus pure ». Ainsi écrit-il, dans sa belle langue allemande que, trop impatient, il prend la décision, dans un acte radical de mettre fin « à une vie pour laquelle le travail intellectuel a toujours représenté la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien le plus suprême sur cette terre. » Il écrit qu’il précède tous ses lecteurs actuels ou futurs pour rejoindre celle qui deviendra dès lors sa plus fidèle compagne « la longue nuit. » Sans doute pouvons-nous penser que Stefan Zweig a fait le choix forcé de cette longue nuit-là – la mort – qui, en le séparant de la longue nuit voulue par la langue nazie, était seule capable de lui apporter la joie qu’il avait rencontrée dans son travail intellectuel, soit « les lueurs de l’aube » de son choix d’écrivain. Nous pourrions, dans ce cas, émettre l’hypothèse d’un suicide comme acte de liberté, comme il l’écrit si bien dans le livre sur « mon ami Michel de Montaigne », lui dont « le destin nous rendit frères » et avec lequel il se posait la question : « comment être libre face à la rechute de l’humanisme dans la bestialité. » [11] Alors il fit son choix !!!
[1] Zweig Friderike et Stefan., L’amour inquiet, Correspondance 1912-1942, Paris, Bibliothèques 10-18, 1987, p. 443.
[2] Zweig Stefan., Paroles d’un Européen, Bibliothèques Ombres, Éditions Ombres, 2018.
[3] Klemperer Victor., LTI, La langue du III Reich, Paris, Pocket, 1996.
[4] Zweig S., Le Brésil, Terre d’avenir, Éditions de L’Aube, 1992.
[5] Romain Rolland-Stefan Zweig., Correspondance 1928-1942, Albin Michel, p. 553.
[6] Zweig S., Le monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, Paris, Les belles Lettres, 2013, p. 451.
[7] Declaraçao, Lettre d’adieu, du 22 Février 1942, rédigée en allemand et laissée sur sa table de la salle de séjour de sa maison de Pétropolis au Brésil.
[8] Il s’agit des récits et nouvelles littéraires écrits par Zweig S., I Romans et nouvelles, La Pochothèque, Le livre de poche, 2001.
[9] Zweig S., Le monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, op. cit., p. 451.
[10] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, (1959-1960), Paris, Seuil, 1986, p. 167.
[11] Zweig S., « Michel de Montaigne », III Essais, La Pochothèque, Le livre de poche, 1996, p. 1145.