Pourquoi Lacan s’est-il intéressé à l’œuvre de Francis Ponge ?
C’est en effet son intérêt pour celui qui s’est échiné à se détourner du sens du langage pour extraire toute la matérialité des mots, rendue par le son et la graphie, que l’on perçoit dans ses nombreuses références au poète. Références que l’on trouve en 1966, dans une note ajoutée au Rapport de Rome [1], dans le Discours à Tokyo [2], en 1971, ou encore dans Je parle aux murs [3], en 1972.
Références qui suivent les mouvements de sa pensée eu égard au langage. Partir du Rapport de Rome pour aller vers Lituraterre, notamment, c’est partir d’un langage structuré qui perd peu à peu de son aspect formel au profit d’une langue matérielle, d’une langue qui résonne. Si le langage, conçu d’abord selon un abord linguistique, est cette structure porteuse d’un sens qu’il y aurait à déchiffrer, il est aussi ce véhicule de jouissance, rendu patent au travers du néologisme de lalangue.
Ce sont ces mouvements qui accompagnent le changement de modalité de l’interprétation : le déchiffrage laissant peu à peu la place à l’interprétation coupure, usant de la résonance.
« Résonance » : ce terme se trouve à divers endroits. D’abord dans Fonction et champ, dans le titre d’un des sous-chapitres « Les résonances de l’interprétation et le temps du sujet dans la technique psychanalytique » [4], où est visée « cette propriété de la parole de faire entendre ce qu’elle ne dit pas » [5], évoquant la « résonanc[e] sémantiqu[e] » [6]. Mais le terme de résonance, utilisé en 1971 et 1972, comporte l’apport même du travail de F. Ponge, à savoir : l’expulsion du sens des mots. L’effet du langage ne serait pas un effet de signification, mais un effet qui résonne dans le corps.
Comme l’explique Pierre Malengreau, F. Ponge a cherché à ce que les lecteurs rencontrent des « objets, “qui résonnent par leur seule forme” » [7], forme visuelle et sonore. C’est patent dans le texte « Escargots » : « Au contraire des escarbilles qui sont les hôtes des cendres chaudes, les escargots aiment la terre humide. Go on, ils avancent collés à elle de tout leur corps. Ils en emportent, ils en mangent, ils en excrémentent » [8]. Escarbilles, comme excrémenter, font résonner tant l’es de l’es-cargot que la spirale de la coquille. Et le « Go on », écrit en italique, évoque aussi la spirale en o de cet escargot qui se meut. L’escargot est dans la matière des mots, plus que dans un référent extérieur.
Avec F. Ponge, « les mots s’émancipent de la chose qu’ils nomment, […] ils font leur chemin à partir de leur propre épaisseur sémantique » [9]. C’est un langage sans référent, sans point fixe et assuré, un langage qui joue avec les sons et où l’équivoque, les mille et un sens et les surprises de la langue sont possibles ; c’est un langage souhaitable puisque le « langage […] n’est jamais un décalque des choses » [10].
Pénélope Fay
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[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 322, note 2.
[2] Lacan J., Discours de Tokyo, 21 avril 1971, inédit. Disponible à https://ecole-lacanienne.net/wp-content/uploads/2016/04/1971-04-21.pdf
[3] Lacan J., Je parle aux murs. Entretiens de la Chapelle de Sainte-Anne, Paris, Seuil, 2011, p. 93.
[4] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 289.
[5] Ibid., p. 294-295. Dans son cours « La fuite du sens », Jacques-Alain Miller donne également la définition de la « résonance » : « C’est une propriété de la parole qui consiste à faire entendre ce qu’elle ne dit pas » ; Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. La fuite du sens », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris 8, cours du 17 janvier 1996, inédit.
[6] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., p. 294 : « Nul doute donc que l’analyste ne puisse jouer du pouvoir du symbole en l’évoquant d’une façon calculée dans les résonances sémantiques de ses propos ».
[7] Malengreau P., « “Ce n’est pas avec des idées qu’on fait une psychanalyse” », La Cause du désir, n° 106, octobre 2020, p. 18.
[8] Ponge F., « Escargots », Le Parti pris des choses, Paris, Gallimard, 1967, p. 51.
[9] Malengreau P., L’interprétation à l’œuvre. Lire Lacan avec Ponge, Bruxelles, La Lettre volée, 2017, p. 39.
[10] Lacan J., Discours de Tokyo, op. cit.