C’est avec un large sourire qu’Aïcha se présente à l’analyste mais dès qu’elle commence à parler, son visage se voile d’une pluie de larmes qui coulent de ses yeux, de son nez, de sa bouche. Tout en continuant à sourire, elle plonge sa main dans la boite à kleenex pour recueillir ce liquide : « Ces larmes », dit-elle, « c’est plus fort que moi. »
Aïcha aurait bien des raisons de pleurer : elle a quitté un poste haut placé en Tunisie pour « sauver son couple » et à peine arrivée, elle découvre que son mari la trompe. C’est le choc de la tromperie découverte en accédant à ses courriels qui la précipite au CPCT : elle se sent perdue, elle doit prendre une décision.
Mariée depuis 2 ½ ans, sa vie de couple la confronte, dès la nuit de noce, à « une tension extrême ». A 22 ans elle décide d’épouser le fils de l’amie préférée de sa mère, un cousin éloigné qui porte le même nom de famille qu’elle. Elle a « toujours voulu avoir des enfants qui portent le nom de son père », Imam réputé, un nom qui garantit la notoriété et l’élévation morale des générations qui en héritent. Son mari, cependant, n’a pas hérité avec ce patronyme de la magnanimité, des dons de réussite en affaire, de la force morale attendus. Devant les preuves de son infidélité, celui-ci, en guise d’explications, lui a adressée une salve de jugements ironiques, de sarcasmes humiliants : l’Autre femme, française, mère de 2 enfants, fait la preuve de ses manquements à elle, de sa faute, de sa honte d’avoir avorté 2 fois et d’être si peu consentante aux relations sexuelles. Elle se sent anéantie par le refus de son mari de reconnaître ses torts et par un tour diabolique de la rendre responsable de son infidélité. Les discussions avec son mari sont extrêmement tendues, les larmes lui viennent alors, incontrôlables, sans raison.
Phénomène de corps énigmatique, ces larmes surgissent en séances, sans qu’il ne soit possible de les lier à un affect de tristesse, de dépit ou de désarroi. Le visage d’Aïcha se liquéfie tout en demeurant souriant ou se criblant de petites grimaces des yeux, du nez, de la bouche, évoquant un profond marasme. En contraste avec ce ruissellement de larmes incontrôlable, ses propos mesurés, exprimés d’une voix assurée traduisent un effort pour dire ce qui l’anéantit. Dressant le portrait de son mari en homme froid, juge sévère, dépourvu d’émotion, elle frémit du reflet entr’aperçu en ce portrait de sa propre fragilité affective, de l’inconsistance de ses éprouvés, du flou, du peu de contour de son être intime. Elle en conclut qu’elle est une femme sous influence.
Ces instants de lucidité la précipitent dans un vouloir décider pour s’affranchir de ce qu’elle nomme l’emprise de son mari sur elle. Elle commence la plupart de ses séances par un « j’ai décidé » qui trouve son point d’impossible dans ses larmes qui ruissellent envers et contre sa décision de les arrêter.
Le traitement au CPCT permet une énonciation qui fait bord, littoral, là où les énoncés ne laissent guère de place au doute, aux interrogations, au malentendu, mais font résonner un « Mektoub » catastrophique. Le signifiant « femme d’affaire » va opérer dans ce sens, Aïcha pouvant s’y représenter comme aimable vis-à-vis de son époux, ce qui permettra un véritable franchissement dans l’abord de la séparation identifiée jusqu’alors à une éjection du partenaire symptôme.
A la dernière séance, elle pleurera parlant d’une terreur qui l’a quittée, elle peut évoquer avec son mari une éventuelle séparation. « Je pleure », dit-elle, en me regardant. Je prends acte de ces larmes qui font signe de ce qui du corps affecté peut se nouer alors aux dires du sujet.