Il y a une langue qui finement nous insuffle de la vie, un fil conducteur du désir et une langue qui attire vers son annulation, qui asphyxie notre désir sous une jouissance nocive. Dans cette « abstraite intrusion » [1], qui nous rappelle qu’« aucun coup de dés n’abolira jamais le hasard » [2], on ne peut rien contre la mort.
Mallarmé regrettait que ses contemporains ne sachent pas lire, si ce n’est dans le journal.
Il ignorait les médias et internet qui ont répandu une possibilité de langues infinies. La « définition de l’être humain, c’est un chou-fleur de bêtise » [3], définition que donnait Lacan, c’est une citation faite pour appuyer sur le poids du signifiant, sur sa bêtise mais aussi sur son poids quand les mots percutent le corps.
Il y a la langue de la loi qui sanctionne par l’avoir, qui amende ceux qui, la plupart du temps, n’ont déjà rien, qui crée une dette insolvable, et qui humilie davantage leur être. Il y a les discours de certains médias qui forcent, violentent, au nom de la transparence, notre désir de savoir. Ils se font les transmetteurs du discours politique, sans rien vouloir savoir. Beaucoup de nos contemporains cessent d’écouter ou de lire ces médias qu’ils jugent trop angoissants… Là où le douteux s’adjoint au blablabla, des télés ou radio allumées « marchent » toutes seules, bruitage d’un soliloque ou appel au silence tonitruant. Une voix résonne, elle n’arraisonne rien.
À la recherche effrénée d’un autre sens, derrière les sens cachés, jusqu’à la théorie du complot, à l’outrance du sens, prise dans une logorrhée et un écho sans fin de la parole qui désoriente et angoisse, cette outrance peut déboucher sur le rêve d’un outre-sens, en deçà du langage, du sens et de la signification. Cet outre-sens n’est pas le hors-sens.
Dans ces empilements, ces échafaudages, ce « moutonnement infini » de signifiants [4], ces flots de paroles, sachons lire celles qui portent ou emportent la vie. Il nous faut choisir.
D’un autre point d’énonciation, le discours de l’homme de science et sa modernité, « met en avant […] un impératif d’univocité » [5]. En effet, comme Jacques-Alain Miller l’indiquait précieusement : « l’esprit de la science a voulu éteindre dans le langage, du jeu de mots, du gai savoir du langage, au fond s’est trouvé comme concentré et renouvelé dans la psychanalyse, par Freud et par l’accent qu’y a mis Lacan » [6]. En cela, cet esprit porte atteinte à la poésie autant qu’à la psychanalyse qui prennent au sérieux et en série les mots et les corps, de même qu’elles se détournent, et l’une et l’autre, de l’utilité directe. Repérons que ce discours de la science ne prend pas toujours corps chez les médecins [7] qui s’avèrent sensibles à la poésie. Ils trouvent refuge dans les poèmes, où s’ébauche un autre rapport à la vérité des corps (pas l’organisme) dont ils « en [savent] moins qu’un masseur » disait Lacan en 1971 [8]. Parfois, médecins ou patients trouvent recours et secours dans la poésie qu’ils lisent ou écrivent pour dire au plus près ce qui se joue pour eux et se joue d’eux. « Au plus près » veut dire ici ne pas tomber dans le trou qui s’ouvre à eux, mais en faire un tour, voire des tours du trou, par les détours et les retours que permettent les mots. Ainsi, J.-A. Miller indiquait cette maxime de Lacan : « tout texte, qu’il se propose comme sacré ou profane, voi[t] sa littéralité croître en prévalence de ce qu’il implique proprement d’affrontement à la vérité » [9]. C’est en rétablissant la place de la vérité, et quand un sujet est aux prises avec le vrai, qu’alors la lettre se fait prévalente. « Se faire travailleur, ouvrier de la lettre » [10], s’il s’ordonne selon l’indication que relève Joseph Attié à propos de Mallarmé « non pour peindre la Chose mais l’effet qu’elle produit » [11], donne une orientation qui noue le sens et le son et qui permet à ce travail de et à la lettre de donner tout son poids au signifiant et à son impact sur le corps. C’est alors le mot qui devient la vie et qui peut prendre valeur d’objet, d’objet rien, réinstaurant le langage comme lieu de l’Autre. Hérésie, contre les « bavassages sur l’utilité directe » [12], la poésie vise une jouissance des mots qui restitue l’énonciation.
« Céder l’initiative aux mots » [13] suppose que ce soient ceux qui touchent au corps qui vont guider et trouver leur trace de jouissance. Ainsi la poésie nous apprend à chercher ce qui, dans la parole, est trace d’écriture, soit de trouver l’énonciation.
C’est ainsi que le signifiant qui se répète à la recherche d’une satisfaction donne la voie de la jouissance du signifiant dans le corps.
« Ainsi je vais enlaçant
Les mots et rendant purs les sons
Comme la langue s’enlace
À la langue dans le baiser » [14].
[1] Attié J., Mallarmé le livre. Étude psychanalytique, éditions Du Losange, 2007, p. 305.
[2] À lire les commentaires de J. Attié : ibid.
[3] Lacan J., « Discours de Tokyo », intervention prononcée le 21 avril 1971 à Tokyo, inédit.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Un effort de poésie », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 27 novembre 2002, inédit.
[5] Ibid., cours du 5 février 2003.
[6] Ibid.
[7] Demarco S., « Écrire des poèmes, un refuge pour les médecins américains », Courrier international, 5 avril 2020, disponible sur internet.
[8] Lacan J., « Discours de Tokyo », op. cit.
[9] Lacan J., « D’un dessein », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 364, cité par J.-A. Miller, in « La logique et l’oracle », La Cause du désir, n°90, juin 2015, p. 141.
[10] Attié J., Mallarmé le livre, op. cit., p. 375-376.
[11] Ibid., p. 500.
[12] Miller J.-A., « La logique et l’oracle », op. cit., p. 138.
[13] Attié J., Mallarmé le livre, op. cit., p. 241.
[14] Poème du troubadour Bernart Marti, XIIe siècle.