Lorsque, pour la première fois, j’aperçus les gribouillis de Cy Twombly, je suis resté sidéré. Qu’est-ce qui m’a fait vibrer ? « On ne peut jamais expliquer pourquoi l’on trouve telle chose belle » [1] écrit Roland Barthes. Et pourtant, ses intuitions sont éclairantes. Twombly, écrit-il, impose un matériau, une matière absolue ! Absolue veut dire que ce qu’il impose comme matériau ne se compare pas, ce n’est pas relatif. Il impose ses toiles comme materia prima. Soit ce qui existe, autrement dit, c’est antérieur à la division du sens. C’est dire que l’œuvre s’impose pour ce qu’elle est, elle s’impose comme Une, comme une existence, soit comme un signifiant tout seul. Le gribouillis relève de la materia prima, il exprime, dès son apparition, l’impossibilité consubstantielle au langage à dire ce qu’il y a à dire. Twombly préfère l’anomalie, la tâche, ce qui est fautif, il s’intéresse davantage à l’a-normal qu’à la norme. Ces gribouillis nous paraissent gauches. Ils renvoient l’artiste au cercle des exclus, des marginaux. Le gauche est une sorte d’aveugle, il ne voit pas bien la direction, la portée de ses gestes. Ce qui guide Twombly, c’est sa main, le désir de sa main, et non son œil. Car l’œil, pour Twombly, relève de la raison, de l’évidence, de l’empirisme, de la vraisemblance. L’œil sert à contrôler, à coordonner, à imiter.
La peinture classique se trouve assujettie à une rationalité répressive. Il s’agit de l’art abordé à partir de la vision. Or, Cy Twombly libère la peinture de la vision ! Le « gauche » défait le lien de la main et de l’œil. Il met l’accent sur l’activité graphique, sur le mouvement, sur le geste !
Il peint à la façon des peintres chinois qui ne pouvaient reprendre un trait en raison de la fragilité de leur support, il peint alla prima ! C’est un acte jeté sur la toile. Il n’y a pas de corrections possibles. Autrement dit, on ne peut pas reprendre, ni effacer et recommencer. Il y a le geste, le mouvement, la trace, il y a un acte qui se précipite.
Cy Twombly, un peintre d’écriture.
Pour Barthes, la peinture de Cy Twombly est une écriture, c’est même l’essence de l’écriture, c’est un geste ! C’est moins sa forme ou son usage. C’est la trace laissée par le geste, les gribouillis semblables à une salissure, une négligence.
Il développe une intuition que je trouve formidable : il nous dit que l’essence d’un objet a quelque rapport avec son déchet ! Comme exemple, il prend celui du pantalon. Quelle est son essence ? Certainement pas cet objet apprêté et rectiligne que l’on trouve sur un cintre dans un grand magasin. Mais plutôt une boule d’étoffe chue par terre, négligemment, de la main d’un adolescent quand il se déshabille. Autrement dit, concernant l’écriture, son essence a à voir avec ce qui en reste, ce qui est effacé, recouvert, esquissé. Le déchet, c’est là où se lit la vérité des choses. Je retiens cet abord du gribouillis : non pas une écriture pour sa calligraphie ou pour son usage mais pour ce qui est jeté, ce qui est hors d’usage. La lettre est faite sans application, sa main semble être en lévitation, on dirait que le mot est écrit du bout des doigts ! Ce qui surgit de ses gribouillis, c’est un mouvement, un geste !
L’art de Twombly est léger, il ne veut rien saisir, il attrape l’œil car ses gribouillis sont hors sens, sans usage, sans explication et sans interprétation. Ils produisent juste pour le spectateur une atmosphère. N’est-ce pas à cette limite extrême que commence l’art ?
Bruno de Halleux
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[1] Barthes R., L’obvie et l’obtus, Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982, p. 152.