Tayeb a 5 ans quand je le reçois au CMPP car il ne marche pas. Il ne parle pas non plus et ne regarde pas. Il est nourri au biberon en raison des fausses routes. Il n’a pas acquis la propreté. Aucune pathologie n’a été décelée au CAMPS.
A la première rencontre, la mère tient son enfant dans ses bras et essaie de se faire comprendre1. Les échanges sont limités à des petits sourires. Quand elle bouge, l’enfant reste figé. C’est avec le dessin que nous parviendrons à parler : je nous dessine, elle fait un visage avec un large sourire et nous fixons les rendez-vous.
Quand je m’adresse à lui, il ne réagit pas. La mère prend son visage et le tourne vers moi. Les yeux de Tayeb sont fixés à la fenêtre. Un jour, elle vient avec des gâteaux que nous partageons et consent à laisser l’enfant. Il est assis par terre, moi aussi. Son regard reste fixé à la fenêtre. Si je m’approche de lui, il pleure. Il ne manifeste pas d’intérêts pour les jouets. Les séances sont éprouvantes mais il me faut tenir un cap – celui de mon désir – et mettre en tension nos deux présences pour qu’elles fassent rencontre.
Un jour, je fais rouler une balle vers lui, Tayeb lève sa main et repousse la balle vers moi sans me regarder. La balle fait un trajet que je perçois comme une amorce de lien par le rejet qui s’y manifeste. Surprise, je réitère le geste. Il recommence. Ce renvoi est le premier signe sur lequel je m’appuie pour m’orienter.
Cet aller-retour de la balle dessine un parcours de la pulsion du sujet à partir du champ de l’Autre et pour circonscrire son trajet, alors que nous sommes face à face, toujours assis par terre, je mets mes pieds près des siens comme cadre de circulation de l’objet qui est roulé à même le sol et donc inscrit dans un tracé.
Je poursuis même si le regard de l’enfant est encore dirigé vers la fenêtre. Le bureau est « plein de sa présence » : il n’y a pas de point d’où partirait le regard, pas de point aveugle puisque le regard est partout : Tayeb a une vision périphérique.
Au cours d’une séance, alors que l’échange perd de sa dynamique, je mets mes mains sur mes yeux et dis : « Coucou ». Tayeb sursaute, me regarde pour la première fois et rit aux éclats. Ensuite, il se tourne et commence à se déplacer dans le bureau, tel un pantin qui s’anime : le mouvement n’est pas assuré, les gestes ne sont pas coordonnés. Il réussit à se mettre à quatre pattes, il se cogne un peu sur son parcours mais il semble avoir trouvé une orientation. L’enfant laisse l’Autre en plan et va s’occuper ailleurs.
Un jour, alors que je lui tourne le dos, il vient me secouer le bras jusqu’à ce que je le regarde et manifeste une jubilation quand je sursaute : « Oh, mais, qu’est-ce que tu fais ? » Il rit et là, non seulement il me regarde mais il consent à être regardé.
Ainsi, le trajet de la pulsion conduit « le sujet à décrocher un objet sur le corps de l’analyste. » 2 qui vient faire articulation entre la pulsion et l’organe qu’est l’œil. Il peut alors faire usage du regard dont la fonction a permis le nouage : le regard l’ancre dans le sol et lui donne une direction vers l’objet qui le cause.
Ce circuit va le conduire à une nourriture diversifiée. Nous soulignons ici que, quand le regard n’a pas de direction, le petit d’homme fait des fausses routes. Et avec la psychomotricienne vers laquelle il consentira à se diriger, Tayeb fera ses premiers pas vers l’Autre, en courant, les bras ouverts.
Ce cas clinique a initialement été présenté le 5 novembre 2016 aux 46e journées de l’École de la Cause freudienne,« L’objet regard ».
1 Elle ne parle pas français.
2 Laurent E., La bataille de l’autisme, Paris, Navarin, 2012, p. 44.