L’institution pour accueillir ses inventions
Le 11 avril 2015, Véronique Mariage a été invitée par l’ACF Voie Domitienne et le groupe Kaliméros du Nouveau Réseau Cereda à Toulouges (Pyrénées Orientales). Sylvie Baudrier retrace ici les enseignements de cette rencontre animée par Éric Bérenguer à propos de l’Autre et ses déclinaisons dans l’enseignement de Jacques Lacan.
Chez Lacan, l’Autre apparaît toujours associé à un autre signifiant qui le qualifie, le représente. Pas de sujet sans l’Autre. Sa réflexion sur ce point conduit Véronique Mariage à indiquer que le propre de l’humain est d’être pris dans le langage et d’être sujet de sa parole. Mais pour que le rapport du sujet à l’Autre et au monde se structure, il faut un consentement initial fondamental. Très tôt l’enfant prend position et construit son Autre. Pour sa survie, il a à accepter d’en passer par la demande. Il y a pourtant des sujets qui n’y consentent pas. C’est un réel qui reste obscur. Dans la clinique des sujets psychotiques, on peut se demander : qui parle et d’où ça parle pour eux ?
V. Mariage nous invite à saisir la langue singulière, privée, d’Evanne, sept ans, un des héros du film de Mariana Otero, À ciel ouvert.
Au travers des séquences du film choisies par V. Mariage, nous avons découvert des moments cliniques extrêmement importants saisis sur le vif par M. Otero, alors même qu’elle n’avait pas le projet d’intégrer ce garçon dans son film. Avant le tournage, Mariana était inexistante pour lui. Ce sera une rencontre inédite et imprévue qui l’amènera à en décider autrement, la cinéaste parle à ce propos du plus beau « regard caméra » qu’elle ait filmé. Pendant les trois mois de tournage, la parole, le corps et la jouissance se nouent chez Évanne. À l’atelier musique, Évanne s’agite, tournoie. L’intervenante tente d’organiser le mouvement. Évanne fait caca, il le dit et sort pour être changé. Il consent à une perte et d’en passer par la demande, par l’autre qui s’en occupe… Une deuxième scène : c’est le bazar, Évanne court dans tous les sens, crie, se jette par terre. Il accepte la proposition de l’intervenante d’écrire les paroles de la chanson : « Le chaperon rouge a crié sur le loup parce que tu voulais sa galette, sa galette a pas voulu que je la mange, alors je l’ai mangée et il m’a dit voilà. » Après un désordre complet du corps, une énonciation, pas ordonnée par la grammaire, se trace. L’écriture organise son corps, l’apaise. Ce corps non organisé, un contenant qui déborde comme la tasse qu’il remplit de chocolat jusqu’au débordement dans la première séquence, se rassemble. Ça ne déborde plus, dans une séquence suivante il sert les autres enfants à table. Évanne s’appuie sur le discours de l’autre pour se construire un moi, c’est ce qui lui donne un corps. Lors de la dernière séquence, on peut saisir un moment d’énonciation chez l’enfant.
Évanne est assis dans son lit, il dessine et colorie sur ses genoux. Il entrevoit Mariana et sa caméra. Il marmonne une ritournelle, À la claire fontaine. Évanne regarde la caméra : « Tu connais la chanson ? » Mariana ne sait pas trop. Il répète la comptine avec exactitude puisqu’elle ne sait pas trop : « “À la claire fontaine … il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai”. C’est ça, dit-il en faisant un geste de la main, t’as perdu les paroles ! ». Il poursuit : « Est ce que t’as un papa ? » Le sujet pose alors ses questions, ordonne qui est qui, un cadre imaginaire s’organise, structuré par l’autre de la ritournelle qu’il a choisie. C’est la fin du tournage. La phrase, maintenant adressée, trouve son capitonnage dans l’Autre, et pas n’importe lequel, précise V. Mariage, un Autre qui ne sait pas, qui est troué. Son corps trouve une assise dans l’Autre. Il entérine un Autre pas complet, il a perdu les paroles. Il continue à questionner Mariana sur ce qui pourrait bien lui manquer, un papa ? Dans la relation de transfert pointe la dimension de l’amour qui s’appuie sur un manque, conclut V. Mariage. « … Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai. »