L’énergie positive des dieux [1] est un documentaire réalisé par Laëtitia Moller qui nous plonge au cœur d’un processus créatif atypique, celui du collectif Astéréotypie [2], regroupant de jeunes autistes auteurs-interprètes qui, avec les contraintes d’une production scénique en tournée, nous livrent une musique brute et une poésie sauvage, entre slam et rock cathartique. Séances d’écriture, choix des textes, synchronisation des mots à la partition, répétitions… sont autant de moments filmés relevant uniquement de ce cadre musical. « Autisme et musique m’étaient étrangers, – confie Laëtitia Moller –, pourtant mon film se situe au croisement des deux » [3]. Mais la réussite de ce court-long métrage, avance Caroline Zéau, « est d’abord de lier étroitement le destin de la création à ce suspens, cette crainte infime mais permanente de l’angoisse qui déborde, que nous partageons et qui rend d’autant plus jouissifs le surgissement poétique et l’exaltation des moments de performance collective » [4]. En effet, ouvrir cet atelier au public constitue un véritable pari, celui de le soumettre ainsi à l’inconstance itinérante des lieux, aux aléas techniques, aux projets remaniés, à la contingence des rencontres pour donner à ces mots crachés, arrachés du corps, valeur de messages destinés à des fans de plus en plus nombreux [5].
Astéréotypie nous fait entrer dans le monde singulier des troubles autistiques où les mots ont leur poids : distordus, à contre-temps, emportés dans des glissements homophoniques, proches du hurlement, vrillés à une angoisse omniprésente. À travers leurs chansons, Yohann, Stanislas, Kévin, Aurélien et Claire engagent leur voix mais celle-ci à tout moment peut devenir noyau obscène [6]. Kevin est terrifié par le surgissement de cette chose sans nom, vigilant à ne pas refaire, dit-il, « le cri que je n’aime pas ». C’est sur ce bord étroit qu’il slame, entre les mots cadencés et ce point d’effroi de la présence énonciative. Près de l’intervenant, il égrène avec calme sa narration, trouvant la fréquence d’une résonance acceptable pour lui, des mots qui bordent l’insupportable à l’intérieur d’un espace de sécurité retrouvé.
C’est à partir des spécificités propres à chacun, que le collectif Astéréotypie advient, entre en scène. La stéréotypie, longtemps perçue comme un symptôme à éliminer, devient le principe même de la création, un moyen d’apprivoiser l’angoisse [7]. Dans un réglage subtil de la proximité des corps, dans le respect des habitudes et de l’écriture de chacun, l’intervenant, loin du sentier des bonnes pratiques, interroge les limites de l’assimilation de ces interprètes autistes dans notre monde. « Comment la musique et la performance permettent-elles le lien et l’inclusion tout en laissant à chacun toute sa dimension subversive ? » [8]
De l’autiste à l’artiste, il n’y a qu’une lettre de différence, un « R » de musique pour un autre regard sur l’autisme…
Lydie Lemercier-Gemptel
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[1] Documentaire de Laetitia Moller produit par Mathilde Razymow, sorti en septembre 2022. Film récompensé dans plusieurs festivals.
[2] Nom de groupe proposé par Kevin, membre du collectif. Isabelle Orrado nous présente ce collectif dans Astéréotypie, article paru dans La Cause de l’Autisme, consultable à https://cause-autisme.fr/2020/01/31/astereotypie/
[3] Moller L., France Culture, 14 septembre 2022, consultable à https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/laetitia-moller-documentariste-1204186
[4] Zéau C., « Débordements », 14 septembre 2022, consultable à https://www.debordements.fr/L-Energie-positive-des-dieux-Laetitia-Moller
[5] Ce lien social, tissé jour après jour, reste fragile, appuyé sur le désir décidé de Christophe Lhuillier, éducateur en IME guitariste et de quelques musiciens.
[6] Miller J.-A. « Jacques Lacan et la voix » (1989) in Lew R. et Sauvagnat F. (s/dir.), La voix, Paris, La Lysimaque, Pilas V, 2015, p. 180.
[7] Zéau C., op. cit.
[8] Zéau C., op. cit.