Politisation d’un phénomène et effets de langue
En 2022, un certain nombre de mesures de prévention et de lutte contre le harcèlement scolaire ont donné naissance au programme pHARe1. La même année, une nouvelle loi2 a été adoptée pour en faire un délit. Ces décisions n’ont pas suffi à dissoudre ce qui reste décrit comme un fléau de notre époque. Ainsi, plus récemment, le ministère de l’Éducation nationale a annoncé la mise en place de cours d’empathie3 dès la maternelle. La nécessité de proférer un interdit social fort, d’offrir un recours au droit, mais aussi d’organiser des programmes de prévention et de lutte propulse certains signifiants au-devant de la scène et accélère la façon dont ils sont adoptés dans le champ scolaire. Les couples sémantiques intimidateur/cible, harceleur/harcelé, agresseur/victime imposent une nouvelle conception du versant féroce des relations entre élèves.
Face au malaise, la tentation d’éduquer
Dans ce contexte, un concept, jusque-là peu usité, s’est trouvé érigé en principe fondateur de ce qui serait un fonctionnement social optimal : l’empathie. Il est demandé aux établissements scolaires de procéder au renforcement de « la formation des élèves aux compétences psychosociales4 ». Les comportements agressifs, violents, ou haineux chez des enfants seraient donc le fait d’un déficit d’habileté sociale résorbable dans un apprentissage intensif des codes sociaux dès le plus jeune âge. Dans le Malaise dans la civilisation5 Freud a décrit la façon dont chaque être humain a continuellement la tâche de s’extraire de la cruelle nature qu’il a vis-à-vis de son semblable. L’inventeur de la psychanalyse nous apprend que, bien loin de se référer à une morale qui établit le bien et le mal, c’est d’abord par la peur de perdre l’amour des figures d’autorité que le jeune sujet est retenu d’agir sous la forme d’une nuisance à l’autre, peur qui sera plus tard intériorisée comme « conscience » sous l’action du Surmoi. Dans cette perspective, le lien à l’Autre est crucial pour que prenne forme une éthique chez le jeune sujet.
Le discours du maître, vectorisé par les programmes d’éducation aux compétences psychosociales, suscitera-t-il chez le sujet le désir de savoir quelque chose de son rapport ambivalent à l’autre ? Selon Lacan6, le maître ne veut rien savoir, il veut juste que ça marche, jouissant de produire de l’ordre. Si l’institution d’une loi, d’un interdit, ou d’un code de bonne conduite est bien nécessaire à la civilisation des rapports humains, elle ne peut agir au titre de commandement. Cet universel ne trouvera d’écho chez un sujet qu’à travers l’incarnation d’un désir. Que vaut la loi sans l’amour, l’interdit sans le désir ?
De l’ascension d’un signifiant dans le champ social à son assomption par le sujet
L’évocation d’un harcèlement, moment d’effraction ou vécu permanent du sujet, est devenue courante dans la clinique. Si elle permet au sujet d’adresser une plainte, il reste à la charge du praticien qui l’accueille de permettre que se desserre la signification commune du terme harcèlement pour soutenir une version plus singulière de l’évènement qui touche au corps de ce sujet-là. Il n’est pas rare que certains jeunes, pour situer le début de leur mal-être, emploient la formule « c’est depuis mon harcèlement ». Cet énoncé laisse entrevoir un savoir insu sur ce qui a constitué un point de bascule dans leur trajectoire. Il témoigne d’une conviction intime qui mérite qu’un temps soit pris pour l’examiner et cerner la dimension de jouissance propre à la trace traumatique laissée par l’Autre de la mauvaise rencontre.
Cécile El Maghrabi Garrido
[1] Programme de lutte contre le harcèlement à l’École – plan global de prévention et de traitement des situations de harcèlement mis en place depuis 2021, étendu aux lycées depuis 2023. Disponible en ligne .
[2] Loi n°2022-299 du 2 mars 2022 reconnaissant le harcèlement scolaire comme un délit.
[3] Kit pédagogique pour les séances d’empathie à l’école, ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, janvier 2024. Disponible en ligne.
[4] Ibid.
[5] Cf. Freud S., Le malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010, p. 139.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 24.