Jacques-Alain Miller remarquait récemment que le Nom-du-Père de l’Œdipe, tel que Lacan le formule, est conforme à la tradition chrétienne plutôt qu’à d’autres religions. Cette version du Nom-du-Père semble être en voie de disparition. Pour penser la névrose aujourd’hui, il faut par conséquent introduire un autre « principe régulateur de la jouissance, opéré par une unité signifiante, qui peut être diverse selon les époques et les civilisations1 ».
Les rites que l’obsessionnel s’impose sont une « caricature mi-comique mi-tragique d’une religion privée2 ». À cela répond l’indication de Lacan selon laquelle, « il est concevable qu’un obsessionnel ne puisse donner le moindre sens au discours d’un autre obsessionnel. C’est même de là que partent les guerres de religion3 ». L’obsessionnel s’immisce avec un grand naturel dans des projets guerriers quand il n’est pas endormi. Derrière ses croyances, ses haines, ses hostilités et ses rivalités, c’est au désir qu’il s’attaque avec acharnement. Cette croisade contre le désir se conclut parfois par une victoire. À son grand dam ! car une fois le désir de l’Autre anéanti, fatalement son propre désir disparaît aussitôt4.
Ce triomphe qui se retourne contre lui-même résonne avec le « narcissisme suprême de la Cause perdue5 ». L’obsessionnel pourtant a un rapport à un autre Dieu : son corps qu’il adore. Cette adoration de son image n’a pas la consistance du trait mégalomaniaque du paranoïaque, même si elle en a l’allure. Le sujet est divisé car derrière ses airs de bœuf, il se sait être grenouille6. En cela, l’adoration de l’image ne nie pas la castration. Elle peut à l’occasion avoir la fonction d’un point d’arrêt, substitut au Nom-du-Père traditionnel.
Ce rapport addictif à l’image, tendance très contemporaine, n’implique aucune fascination pour la cause perdue du « narcissisme suprême ». Il s’agit plutôt d’un « narcissisme de la cause triomphante7 » qui, quand il passe à l’acte révèle la logique du stade du miroir : c’est toi ou moi. Cette logique est à la base de la « tendance suicide8 » dont Lacan dit qu’elle est ce que le mythe de Narcisse exprime essentiellement, à savoir la pulsion de mort. Comme nous avons pu le voir ces derniers temps, l’image du corps détruit de l’autre, corrélée à une action guerrière suicidaire, peut devenir l’assise d’un retour en force du religieux marqué par un narcissisme triomphant. Gageons qu’il y a eu quelques obsessionnels parmi ceux qui ont commis ces actes dans un moment de régression topique transitoire au stade du miroir ! Cette régression transitoire rend certains obsessionnels contemporains susceptibles de s’inspirer d’un discours paranoïaque et de le servir lors d’un passage à l’acte où le principe régulateur de la jouissance défaille. L’obsessionnel se réalise alors comme le grand criminel qu’il était jusque-là, uniquement dans ses pensées9.
Gil Caroz
[1] Miller J.-A. au Colloque Uforca 2024, le 15 juin 2024, inédit.
[2] Freud S., « Actions compulsionnelles et exercices religieux », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 135.
[3] Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits », Autres écrits, Paris, Seuil, 2011, p. 557.
[4] Cf. Miller J.-A., … du nouveau ! Introduction au Séminaire V de Lacan, Paris, Rue Huysmans, coll. éditée par l’ECF, 2000, p. 81.
[5] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 826.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 18.
[7] Miller J.-A., En direction de l’adolescence,
[8] Lacan J., « Les propos sur la causalité psychique », Écrits, op. cit., p. 186.
[9] Freud S., « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 212-213.