Roger Wartel excellait à réunir, en un même lieu, des collègues psychiatres, psychologues, psychanalystes lacaniens, mais pas seulement, pour débattre autour d’un thème toujours choisi avec le plus grand soin — la faute, la violence, la causalité, etc. Il savait aussi interpeller et susciter des réactions vives quand cela s’avérait nécessaire comme en 1993 où il proposait ce titre provocateur : « À quoi servent les psychiatres ? ». C’était le rendez-vous de printemps auquel, pendant de nombreuses années, il nous conviait dans la magnifique Abbaye de Fontevraud.
Lors de la Journée organisée au Val-de-Grâce en septembre 2005 et qui avait pour titre Le jeune Lacan nous avions relu très attentivement les premiers travaux de Jacques Lacan. Pour la plupart ce sont des communications faites dans des Sociétés savantes avec ses maîtres, neurologues ou psychiatres, de 1919 à 1933. Si leur rédaction relève d’une écriture convenue de la clinique on y trouve néanmoins une volonté de nous faire présent le malade par sa parole. Ces quelques impuretés de la clinique, à peine perceptibles, dégageaient déjà un sujet de la massivité de la causalité organique.(1) Cette pensée qui perce au début du XXe siècle garde toute sa pertinence aujourd’hui.
Roger Wartel était un invité prioritaire à ce Colloque pour sa fidélité à Lacan, sa vivacité à trouver le point clé d’un article, son goût pour ces travaux écrits aux intersections des disciplines et aussi pour son intérêt pour le fait psychique dans les armées. Je lui avais proposé d’écrire sur les interventions de Lacan à la Société de psychiatrie et de centrer son propos sur ce qui dominait alors la médecine comme la neuropsychiatrie, la dimension lésionnelle dont les séquelles de l’hérédo-syphilis. Il avait, dans cette courte intervention, non seulement cerné le contexte neuro-anatomique de l’époque — localiser la maladie mentale dans la boîte crânienne — mais aussi rappelé les subtilités du traité de Dupré qui, en 1914, séparait les affections neurologiques des pathologies de l’imagination.(2) C’est alors que Roger Wartel met très subtilement en tension cette interpellation de Dupré aux psychiatres de son temps avec les propos tenus dans la même Revue, L’Encéphale, en 2005 « Les schizophrénies ne seraient-elles pas préfrontales? ». Il trouve avec une pointe de dérision « émouvante cette fidélité au scientisme ». Il fait alors un retour à 1929, pour nous indiquer que l’approche scientiste du début du siècle fut le point de rupture qui conduisit un groupe de jeunes psychiatres orientés par la psychanalyse, dont Louis Mâle et Jacques Lacan, à créer autour d’Henry Ey le Groupe de l’Évolution psychiatrique. Il nous montre comment cette disjonction, neurologie/psychiatrie, est toujours remise en question et que Lacan est revenu à plusieurs reprises sur cette nécessité de rappeler la non congruence des deux disciplines. Il note que 1972 fut la date de la première agrégation de psychiatrie, celles de neurologie « ancien régime » furent regroupées sous le non surprenant de « Concours balai » à l’instar de ces voitures qui récupèrent le retardataires, hors course. En mettant en évidence ce signifiant, Roger Wartel nous fait à la fois un clin d’œil et il souligne que le coup de balai peut avoir l’effet inverse: le scientisme étant tenace, beaucoup plus que les psychiatres, eux peu résistants aux chants des sirènes de cette science qui « voudrait faire du cerveau le carrefour cérébral, le défilé obligé du fait psychiatrique » comme l’écrit Lacan.
Nous devons faire tout notre profit de cette lecture(3) qui anticipait ce qu’est aujourd’hui la psychiatrie avec le retour des théories localisatrices et ses conséquences dans l’usage du scalpel et des électrodes. Roger Wartel ne s’était pas trompé, pas davantage non plus sur le retour de cette affection que l’on croyait d’un autre âge, la syphilis. Il savait saisir tout ce qui du réel faisait retour et que la science mettait à profit pour reprendre son hégémonie sur la psychiatrie; pas sans la complicité des psychiatres eux-mêmes. Il n’a cessé de le dire et de lutter contre ce retour insidieux. La psychanalyse est une des réponses à cette régression et c’est ce que Roger Wartel a toujours soutenu.
Guy Briole
Le spectre de la paralysie générale
Le spectre de la paralysie générale [PG] est un terme bien venu. Il s’agit, historiquement, d’une méningo-encéphalite-syphilitique tertiaire que certains ont appelé syphilo-psychose. Elle fut, au siècle dernier, un véritable fléau et a été mise en place en 1822 par Bayle. Pourquoi la dit-on « générale » ? Sans doute parce que le germe responsable, le tréponème, ni virus, ni bactérie, est capable de tout dans tous les organes si on lui laisse le temps. Pour la PG, il faut des décennies. Jadis, le spectre était dénoncé à la tribune de la Chambre des députés sous cette interpellation d’un homme politique de la IIIe République : « Nos soldats s’alcoolisent devant le comptoir. Ils se syphilisent derrière ! »
Qu’en est-il aujourd’hui ? On pourrait croire qu’il n’est plus question de syphilis. Voilà bien que le spectre est là, parce que le tréponème fait concubinage avec le sida. Il est un germe opportuniste qui profite, comme le bacille de Koch, de l’immuno-dépression. Aussi, là où le sida s’étale, Afrique, Amérique du Sud, tourisme sexuel, la vérole, la grande vérole, revient jusqu’à chez nous. Il s’agit d’un problème de santé publique, car il faudra réapprendre pour enseigner la clinique élémentaire de la PG. Ainsi, nous faudra-t-il regarder attentivement les pupilles, apprécier une discrète ataxie, explorer la dysarthrie(4). Il faudra aussi assurer la main qui pratique la ponction lombaire et apprendre à lire les résultats de tests sérologiques plus fins que le Bordet-Wassermann. Les thérapeutiques sont heureusement plus modernes que la malaria-thérapie. La PG n’est pas éradiquée, pas plus que les fornications hasardeuses !
Notre problème, aujourd’hui, porte sur trois brèves communications, datées des années 1929-1930. Elles sont signées de Lacan, qui, à cette époque, n’est pas encore docteur en médecine, ni chef de clinique. Qu’a-t-il écrit de ces textes ? En 1933, dans Exposé général de nos travaux scientifiques, il précise qu’il publia « selon l’orientation que nous donnaient nos maîtres (…) mettre en évidence les conditions organiques déterminantes dans un certain nombre de syndromes mentaux ».(5)
Ainsi, peut-on supposer que ce n’est pas Lacan qui eut écrit de sa plume, en 1929, « (…) l’état paranoïde, symptomatique de la paralysie générale ». Lacan est, en effet, à cette époque, cosignataire d’un texte avec Georges Heuyer, lequel nous est connu pour la part prise dans l’émergence de la psychiatrie infanto-juvénile.(6) Il n’était cependant pas très favorable à la psychanalyse et vous savez qu’il eut cette remarque délicate à l’égard de la thèse de Lacan : « Une hirondelle ne fait pas le printemps ! ».
Les communications, assez brèves, se font sous l’égide de la Société de psychiatrie de Paris dont les réunions pluriannuelles sont publiées dans la revue l’Encéphale. Cette revue, toujours présente en 2005, est farouchement positiviste, et même scientiste au sens péjoratif.
Quel est le contexte ? Dans ce début du XXe siècle, la neurologie est la discipline médicale aristocratique. Elle est le triomphe, l’apothéose de l’anatomoclinique, puisque l’on parvenait à rapporter en un site neuro-anatomique une manifestation clinique périphérique. Charcot avait affirmé, à juste titre, « Somme toute, l’œuvre de la neurologie est achevée », ce que Monsieur et Madame Déjérine confirmaient par leur traité de 1913. Au fond, on retrouvait, avec la PG, l’ambition de Bayle, à savoir l’autopsie, que pudiquement on appelait « rendez-vous chez Morgagni »(7) expliquait les symptômes mentaux.
Or, il fallait que la maladie mentale, si imprécise, entrât dans une catégorie raisonnable dont nous avions le prototype anatomique par l’ouverture de la boîte crânienne des PG. Il fallait que la maladie mentale rentrât dans l’encéphale pour être maîtrisable, en référence à l’instance suprême du Savoir neurologique. Il était, là, une certitude qu’un pontage fut à portée de scalpel.
En effet, la PG se manifestait :
– par l’hébétude, la stupidité, la perte de l’initiative, l’incurie, ce qui évoquait l’inhibition mélancolique ;
– par la turbulence des activités incohérentes, désordonnées, la perte de la pudeur, ce qui évoquait la manie, en fait ici moriatique, démentielle ;
– par les délires qui allaient entretenir un vaste débat entre les hallucinations, les hallucinoses, ainsi que le reprendra historiquement Henri Ey dans son Traité des hallucinations. Détenait-on la preuve de l’origine anatomo-infectieuse du délire ? Pour certains, l’évidence était là, d’autant que la malaria-thérapie semblait révéler des psychoses hallucinatoires chroniques, type Gilbert et Ballet.
Il est intéressant de remarquer que Dupré, en 1914, dans son traité Pathologie de l’imagination, met en garde contre la simplicité de cette anatomo-clinique. Il traite, de façon disproportionnée, de la paralysie de la PG. Sa description est une merveille du genre, mais elle ne fait qu’introduire à une séparation radicale entre les apparences de délire de la PG et les vrais délires. Il dénonce « l’insuffisance des méthodes anatomiques », signale le caractère « colossal » du délire du paralytique général. En fait, pour lui, il ne s’agit pas de délire mais de démence frontale. Retenons de Dupré – 1914 :
– nous avons appris à penser anatomiquement (il fait ici allusion à la PG) ;
– nous avons appris à penser physiologiquement ;
– nous devons désormais apprendre à penser psychologiquement.
Croyez-vous que l’affaire soit close ? Pas du tout. En 2005, la même revue L’Encéphale, tenait des propos étonnants et nous proposait : « Les schizophrénies ne seraient-elles pas préfrontales ? ». C’est émouvant cette fidélité au scientisme, cette imperméabilité, cet oubli de lecture de Dupré ! Ajoutons que la société savante, qui s’intitulait Société de psychiatrie de Paris, a été relevée et publiée dans l’Encéphale sous le titre Association française de psychiatrie biologique. De l’autopsie nous nous sommes avancés jusqu’à la synapse, au chromosome, aux neurotransmetteurs.
Faisons retour à 1929. L’excès et la butée – le terme est ambigu – de la Société de psychiatrie conduisent à lui faire pièce. C’est aussitôt la fondation du Groupe de l’Evolution psychiatrique qui se constitue autour d’Henri Ey, Laforgue, Male, Rouart, Lacan. Ce dernier restera fidèle à l’Evolution psychiatrique tout au long de sa vie. Il participera à des colloques, à Bonneval entre autres. D’où viendra, en 1946, Propos sur la causalité psychique, article publié dans les Écrits.
L’affaire n’est pas close, puisque Henri Ey, en 1948, dans son Etude n° 3, parle de cette période de la fondation de l’Evolution, rappelant sa nécessité en raison « du ravage, de l’aveuglement passionné » de ceux qui faisaient du mécaniscisme et de l’organicisme leurs certitudes. Il fallait « arracher la psychiatrie aux tenailles du mécanicisme ». Poursuivons encore, avec Lacan, en 1969, qui publie un texte bref sous le titre “D’une réforme dans son trou”.(8) Il y est question de la disjonction de la neurologie classique et historique d’avec la psychiatrie. Nous nous trouvons, là, après la publication du Livre blanc de la psychiatrie, animée par l’Evolution, peu de temps avant les événements de 1968. A ce propos de la « disjonction du neurologue de la psychiatrie », Lacan rappelle « la haute tenue scientifique du neurologue ». Mais ce n’est pas pour autant qu’il faille faire du cerveau « le carrefour cérébral, défilé obligé du fait psychiatrique »(9). Il ajoute, fermement : « Nulle formation n’est plus impropre que celle du neurologue à la saisie du fait psychiatrique »(10). Il faudra attendre 1972 pour que soit instaurée la première agrégation de psychiatrie qui, à la vérité, récupérait cette discipline dans le cadre de la médecine. Les dernières agrégations de neurologie, ancien régime, datent de 1965 sous le titre de « Concours balai » !
Roger Wartel
1 Briole G., « Le jeune Lacan, tel qu’en lui-même », in : Lacan au miroir des sorcières, La Cause freudienne, 2011, n° 79, p. 98-105.
2 Dupré E., Pathologie de l’Imagination et de l’Émotivité, Paris, Payot, 1925 ; 504 p.
3 Les textes de cette Journée n’ayant pas été publiés, il s’agit donc d’un inédit.
4 Pour ce diagnostic on enseignait en médecine qu’il fallait demander au patient de prononcer cette série cocasse de mots : trente-troisième régiment d’artillerie territoriale !
5 Lacan J., « Exposé général de nos travaux scientifiques », dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, Paris, Seuil, 1975.
6 Paralysie générale avec syndrome d’automatisme mental, en collaboration avec M. Heuyer. Séance du 20 juin 1929, in l’Encéphale, 1929, t. II, p. 802-803.
7 Giovanni Battista Morgagni, est un anatomo-pathologiste italien du XVIIIᵉ siècle. Il est une référence de l’étude post mortem du cerveau avec ses quelques 800 autopsies.
8 Lacan J., D’une réforme dans son trou. Article écrit le 3 février 1969 pour le journal Le Monde mais qui ne fut pas publié. Cf. archives ECF.
9 Ibid.
10 Ibid.