Un petit bruit, un ronron [*]. Le petit félin tourne, se retourne, se prélasse et laisse entendre cette vocalisation si singulière. Inspiration ou expiration ? C’est un son difficile à discriminer, c’est comme le bruit d’un moteur au cœur de son corps, il vibre tout entier : grrrrgrrrr… « [Ç]a passe par son larynx ou ailleurs […]. Quand je les caresse, ça à l’air d’être de tout le corps » [1]. Le ronron, c’est tout simplement « la jouissance du chat », dit Lacan [2].
La Troisième, magnifique conférence de Lacan à Rome en 1974, démarre par un ronronnement. Elle a comme point de départ la jouissance d’un tel son.
Ronron, lalangue
Déjà, lors de la Première[3], « j’y ai dit ce qu’il fallait dire. L’interprétation, ai-je émis, n’est pas interprétation de sens, mais jeu sur l’équivoque, ce pourquoi j’ai mis l’accent sur le signifiant dans la langue » [4]. Lacan fait un sort au sens. L’équivoque est la seule manière d’arrêter le tonneau des Danaïdes, dont toujours fuit le sens. Extraire le signifiant dans la langue apparaissait en 1953 comme la seule manière d’arrêter le flot. C’est la préoccupation de Lacan. Il a « ajouté depuis, sans plus d’effet, que c’est lalangue dont s’opère l’interprétation » [5].
Lalangue, vœu–veut, non–nom, d’eux–deux [6], où le son l’emporte. Elle est tissée des homophonies [7]. Lalangue est « l’alluvion » [8]. Elle est constituée de sédiments, des graviers, de boue. Elle est un dépôt des débris. « Lalangue n’est pas à dire vivante parce qu’elle est en usage. C’est plutôt la mort du signe qu’elle véhicule. Ce n’est pas parce que l’inconscient est structuré comme un langage que lalangue n’a pas à jouer contre son jouir, puisqu’elle est faite de ce jouir même. » [9]
Jouer contre son jouir. Quelle indication ! Lalangue est le ronron du parlêtre. Le ronron, précise Jacques-Alain Miller dans son commentaire éclairant de La Troisième, « vient illustrer le rapport de l’homme à sa parole » [10]. Le ronron du chat n’est pas sa langue à lui, c’est sa jouissance. La langue, pour les parlêtres « n’est pas faite d’abord pour dire, mais pour jouir » [11]. Ainsi, la « structure du langage est seconde par rapport au ronron » [12].
Ça ronronne, ça jouit
Si tout le corps du chat vibre de son ronronnement, il en va de même pour l’être parlant, dont cette vibration lui est opaque et excessive, elle est « comme un symptôme du corps, comme un réel » [13]. J.-A. Miller précise : « Le corps vivant jouit, et lalangue est faite de cette jouissance. Mais lalangue mortifie la jouissance du corps » [14].
Cependant, quid de la « jouissance du corps qui ne parle pas » [15] ? S’avancer du côté de l’indicible implique de s’extraire du ronronne-ment.
Lacan pose une question fondamentale : « Alors, si on fait dire à n’importe quel mot n’importe quel sens, où s’arrêter dans la phrase ? » [16] La fonction éminente de la coupure est ainsi explicitée. La question n’est pas : « on coupe ou on ne coupe pas ? », mais « où » coupe-t-on ? Dans quel endroit précis doit passer le scalpel ? La coupure hors sens apparaît comme la seule manière d’arrêter le ronron : « Qu’est-ce qui isole un signifiant ? Ce n’est pas concevable sans l’écriture, sans l’instance de la lettre. » [17] Encore une précieuse indication.
J.-A. Miller se réfère à la pièce Chat en poche de Feydeau lors de sa conférence Théorie de lalangue pour faire entendre que lalangue désigne « lalangue du son, lalangue supposée, celle d’avant le signifiant-maître, celle que l’analyse semble délivrer et déchaîner » [18]. Car avant le signifiant-maître, c’est la lallation, le balbutiement. Citons un extrait :
« Pacarel — Allons ! tendez vos verres… et vous savez, c’est du vin ! Je ne vous dis que ça… il me vient de Troyes, ville aussi célèbre par son champagne que par le cheval de ce nom.
Julie — Mais non papa, le cheval et le champagne, ça n’a aucun rapport. Ça ne s’écrit même pas la même chose.
Pacarel — Pardon ! ai-je dit que… cheval et champagne, ça s’écrit la même chose ?
Julie — Je ne te dis pas !… Mais il y a Troie et Troyes… ce qui fait deux.
Landernau — Permettez… trois et trois font six. » [19]
Combien de choses à dire… Allez lire ce petit opuscule de quatre-vingt-douze pages. C’est une mine. Lacan et J.-A. Miller ne ronronnent point, vous en sortirez éveillé.e.s.
[*] L’ouvrage réunissant deux conférences, celles de Jacques Lacan, La Troisième, et de Jacques-Alain Miller, Théorie de lalangue, paru aux éditions Navarin dans la collection La Divina en 2021, est disponible à la vente en ligne sur le site de l’ECF-Échoppe.
[1] Lacan J., La Troisième, in Lacan J., La Troisième, suivi de Théorie de lalangue de J.-A. Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 8.
[2] Ibid.
[3] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 237-322.
[4] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 25.
[5] Ibid.
[6] Cf. ibid.
[7] Cf. Miller J.-A., « Commentaire sur la Troisième », in Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 57.
[8] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 25.
[9] Ibid., p. 26.
[10] Miller J.-A., « Commentaire sur la Troisième », op. cit., p. 54.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid., p. 58.
[14] Ibid., p. 57.
[15] Ibid., p. 58.
[16] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 30.
[17] Miller J.-A., « Commentaire sur la Troisième », op. cit., p. 59.
[18] Miller J.-A., Théorie de lalangue, in Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 88.
[19] Feydeau G., Chat en poche, 1888, acte I, scène 1, disponible sur internet.