Qu’est-ce un analyste ? Quand il s’attaque à cette interrogation, Lacan juge nécessaire d’élucider les logiques du collectif alors que se pose la question de comment faire École. Évoquant le « remaniement des groupements sociaux par la science », il nous prévient pour la première fois : le racisme et la ségrégation ne feront que s’accroître dans les temps à venir. « Notre avenir de marchés communs, poursuit-il, trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation. »1
Cinquante ans plus tard, l’intuition de Lacan concernant le racisme comme rejet de l’autre, du dissemblable, n’a rien perdu de sa force du fait du brassage des populations à l’échelle mondiale, bien au contraire. La xénophobie s’est installée dans le champ démocratique. Nous avons vu aussi apparaître un tout nouveau volet de la ségrégation avec la réémergence de la notion de « race » dont certains font un nouvel étendard. Cette logique donne lieu à la revendication d’appartenance à des groupes victimaires et le rejet, voire la haine, de l’« occidental » dont le terrorisme se présente comme l’exemple paroxystique.
Cet éventail montre bien que se positionner d’un côté ou de l’autre du racisme ne parvient pas à nous faire sortir de la logique qui le structure. C’est en cela que Lacan nous permet de faire un pas décisif non seulement pour la compréhension du phénomène, mais surtout pour pouvoir y échapper, au un par un.
Relevons quelques points de la logique du racisme qui se dégagent dans le Séminaire XV.
Tout homme
Comme l’Église et l’Armée, l’institution freudienne s’accommodait parfaitement de la logique de la psychologie des masses avec, en son centre, l’identification au père idéal, tandis que la science venait rebattre les cartes en proposant un nouvel universel, sans le père, qui n’était pas à même de nous mettre à l’abri des processus de ségrégation.
À partir de ces constats, Lacan, dans son Séminaire XV, va construire un nouvel échafaudage conceptuel pour penser le collectif. Il repart de la logique aristotélicienne de l’universel et du particulier et l’éclaire à l’aide de Cantor, de Frege, de Pierce, des quantificateurs. Il pose là les bases de la logique du tout et du pas-tout, qui lui permettront, cinq ans plus tard, d’éclaircir le continent noir de la féminité resté mystérieux pour Freud.
En ce qui concerne le racisme, Lacan ne fait pas fi du problème qui se pose d’emblée à l’universel aristotélicien qui se formule tout homme. Ce problème est d’ailleurs le même que celui qui fait obstacle à l’affirmation de l’universel tout analyste. Ce tout homme, il n’est pas tant question de savoir s’il est mortel ou s’il est sage. La question fondamentale, essentielle, c’est de savoir ce qu’est un homme.
À défaut de réponse universelle, il y a le constat que dresse Lévi-Strauss à partir de ses rencontres avec les communautés humaines les plus diverses : le phénomène le plus répandu consiste à désigner les membres de sa propre communauté d’un nom équivalent à homme et de rejeter les autres hors de l’humanité, les nommant par exemple singes de terre ou œufs de poux. « Dans les Grandes Antilles, indique-t-il, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction.2 »
L’homme dit « civilisé » n’échappe pas à cette logique irrationnelle. Sur ce point-là, le fameux homme blanc occidental ne diffère en rien d’un homme de n’importe quel autre peuple. À ceci près, toutefois, que dans la rencontre avec les autres, une différence technologique considérable a permis aux occidentaux de prendre l’avantage et d’imposer leur réponse à ce qui n’est pas un homme.
L’universel, le tout homme, est donc préservé. En revanche, ce n’est pas tout le monde qui rentre dans la catégorie homme.
Derrière le tropisme du « tout »
Dans le Séminaire XV, Lacan s’adonne aussi à éclaircir ce qui est en cause dans le tropisme du sujet envers le tout, tropisme qui agit à l’occasion sous la forme du racisme. Le sujet tente d’autant plus de saisir sa propre existence dans l’universel que, dans sa particularité, il s’appréhende comme ce qu’il n’est pas.
Si le sujet aspire à l’union avec ce qui fait le tout ou cherche à retrouver une fusion idéale et originelle – comme le faisait miroiter la psychanalyse postfreudienne –, ceci tient à un ressort que Lacan isole : « la fonction du tout trouve son assise, son point tournant originel et, si je puis dire, le principe même dont s’institue son illusion, dans le repérage de l’objet perdu, dans la fonction de l’objet a3 ». Le tropisme du tout est soutenu par l’objet. Sous les espèces du sein, du déchet, du regard, de la voix, « c’est toujours l’objet a qui est au principe du mariage du tout4 ». Rappelons-nous ce qu’il dira un peu plus tard concernant Hitler et, notamment, sa moustache, ce petit objet qui happait les foules allemandes : alors que ces foules étaient engagées dans le processus capitaliste, « il s’agissait de savoir si [elles auraient] encore [leur] petit bout5 » de jouissance.
Pourtant, Lacan soulève dans L’Acte psychanalytique que c’est aussi « le rapport au a qui nous permet de destituer de sa fonction la relation au terme Tout6 ». Voilà un bouleversement : l’objet a, principe de l’illusion du tout, peut aussi devenir le ressort du détachement du sujet de son aspiration au tout. Mais ceci, précise-t-il, sous réserve d’un acte. C’est de cet acte décisif dont il est question dans le Séminaire XV.
Voici de quoi nous ouvrir bien des perspectives pour éclairer et même désamorcer le mécanisme du racisme de notre époque.
Adriana Campos
[1] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 257.
[2] Lévi-Strauss C., Race et histoire, Paris, Denoël, 1987, coll. Folio, p. 21.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien éd., 2024, p. 223.
[4] Ibid., p. 227.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p. 29.
[6] Lacan J., L’Acte psychanalytique, op. cit., p. 227.
Intervention à la matinée « Lacan au présent » qui s’est tenue au Théâtre de la Ville à Paris le 10 février 2024 à l’occasion de la parution du Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique de Jacques Lacan.